…DE SOUFFRIR…
Étape 45 / Mercredi 10 juin / D’Arnéguy à Roncesvalles / 20 km
« Au revoir, douce contrée de France ! Bonjour, plus sévère pays d’Espagne ! » Vais-je aujourd’hui un peu plus connaître l’Envers … après m’être fait remettre à l’Endroit hier, suite à la contrariété de la perte de mon chapeau ? Si ce ne sera l’Envers avec un E majuscule, ce sera au moins l’envers … des Pyrénées, puisque je vais franchir le « puerto d’Ibañeta », que les Français appellent col de Roncevaux, à 1057 m d’altitude. Quant à la sévérité de l’Espagne, il faudra bien que je m’en accommode et prenne exemple sur la race ibérique, si fière de ses traditions à chanter la douleur de la vie.
En arrivant hier depuis les Pyrénées Atlantiques, j’ai pénétré dans la partie espagnole du village d’Arnéguy, en province de Navarre. Dans un de ces magasins à prix cassés pour attirer les touristes, j’ai hésité un moment à acheter un béret basque. Le béret est si typique de cette région qui couvre les deux côtés de la frontière : je le voyais porté par beaucoup d’hommes que je croisais depuis quelques jours. Mais je me suis finalement décidé pour un chapeau à plus large bords, qui protègera mieux mes grandes oreilles du soleil plus cuisant ! Et j’en suis bien content, de ce nouveau chapeau, je sens que je vais me faire un nouveau compagnon agréable … comme quoi, une fois de plus, se confirme le dicton : « À quelque chose, malheur est bon ! »
Mon seul souci, ce matin avant de partir, ce fut d’avoir à traiter un ongle d’orteil, le pouce du pied gauche, qui commençait à s’incarner. Oh, ce n’était pas encore grand’ chose, pas encore la vive douleur qui vous fait sursauter lorsqu’on appuie sans le vouloir sur l’ongle qui a commencé à entailler la peau voisine. Mais quand même, ce fut une opération très désagréable, car il m’a fallu forcer le lame d’un coupe-ongle en plein dans la partie sensible pour l’insérer sous la corne et l’arracher. Me suivez-vous ? Ce ne fut point une partie de plaisir ! Mais si j’avais attendu encore plus, je sais qu’une infection encore plus douloureuse aurait pu en résulter, et peut-être me contraindre à voir un spécialiste.
« Curae leves loquuntur, ingentes stupent », disait le stoïque Sénèque dans sa tragédie de Phèdre, à l’acte II, scène 3 : « On parle beaucoup des peines légères, mais les grandes douleurs sont muettes ! » Ô admirable concision de la langue latine, il me faut 12 mots pour en traduire 5 ! Et quand il s’agit de douleur, le plus vite on en parle et on passe à autre chose, mieux c’est ! … Je me rends compte que l’anticipation d’une douleur future est souvent plus pénible à souffrir que la douleur elle-même. C’est la perspective de souffrir de plus en plus à cause de mon ongle incarné qui m’a résolu à en prendre soin. L’opération coupe-ongle a causé momentanément une pointe vive de plus grande douleur, mais je l’ai supportée sans me plaindre, en prenant une grande inspiration et en bloquant ma respiration, avec la certitude d’un soulagement par la suite. Ce qui est le cas, d’ailleurs, car je ne sens quasiment plus de gêne à mon orteil, même si j’appuie sur le bout de ma chaussure !
Je compare frustration et souffrance. L’une arrive après coup, quand on ne peut plus rien faire. La contrariété est du passé : elle est déjà arrivée quand vous en parlez. Comme la perte de mon chapeau ! Mais la souffrance, aïe, aïe, aïe, elle a ce côté terrible qu’on peut l’anticiper. On peut commencer à imaginer ce qu’elle va être. Et plus on y pense, plus on la redoute. La souffrance la plus angoissante est celle qu’on projette pour soi dans le futur. Souffrance à la perspective de la séparation d’avec un être très cher. Souffrance causée par la certitude de la mort : quand, comment ? Ah ! La morbide pensée de tout ce qui viendra peut-être avec, si cette mort est accidentelle : un choc, des os brisés, du sang qui coule, etc. ! Ah oui, autre raison pour laquelle les grandes douleurs sont muettes : on n’a vraiment pas envie d’en parler. À seulement évoquer ces souffrances possibles je frémis, là, maintenant !
Je frémis, mais c’est une douleur bien anodine, comparé à ce que doit être la réalité, à ce que doit être la souffrance même au moment de l’accident ! Pourquoi sommes nous dans un monde où existe tant de souffrance ? Et le monde peut-il se développer sans souffrance ? Je pense à la douleur de l’enfantement, douleur que mon état de mâle m’a interdit de connaître en moi-même. Mais c'est une douleur que j’ai accompagnée à la naissance de chacun de mes deux enfants. L’injection épidurale existait déjà dans les années 1970, mais ma courageuse épouse avait choisi, dans une époque où ce n’était plus nécessaire, d’accepter que notre premier enfant naisse de façon naturelle. Pour apprendre à résister à la douleur, il y avait une méthode d’entraînement par des techniques d’expirations scandées suivies d’inspirations profondes, et l’époux était invité à tenir la main de l’épouse, à lui communiquer le bon rythme pour ces respirations.
Cette technique de « l’accouchement sans douleur » du docteur Fernand Lamaze (1891-1957) fit si bien ses preuves à la naissance de notre fils que nous répétâmes la chose avec encore plus de succès à la naissance de notre fille ! Sauf que dire « sans douleur » est un euphémisme, la douleur est bien là, mais nous nous mîmes à deux pour mieux la contrôler. Rappelons-nous ce qui a déjà été dit : à nous deux, ma moitié et moi ne faisons qu’un … Donc si la douleur augmente, partagez la en deux par la compassion. Car ce qui était 2 devient ½ … un très bel exemple d’atténuation !
Dans notre monde, qui dit « changement », dit généralement « douleur ». Pas de transformation qui ne se fasse sans une certaine souffrance ! Douleur de la naissance ! Mais avant cela, douleur de la séparation de l’épouse à marier d’avec ses parents ! Douleur de grandir ! Douleur de voir son corps changer ! Douleur de s’éloigner ! Douleur de manquer ! Douleur de vieillir ! Douleur du deuil ! Et pourtant, aucune progression ne peut se faire sans une certaine transformation, sans un certain degré de souffrance.
Or, si j’accepte, à la manière orientale très zen, que l’acceptation de la douleur rend plus fort et aguerrit, alors elle peut faire déboucher sur des satisfactions qu’autrement ni moi, ni mon épouse, n’aurions pu connaître. La joie du premier sourire du nourrisson ! La joie des premiers pas de l’enfant ! La joie … de ses premiers cris de joie ! La joie de son premier câlin. La liste ne peut que devenir de plus en plus longue au fur et à mesure que va grandir cet être venu en partie de votre chair et de votre sang ! Et si notre monde ne se révélait que sans combats pour progresser dans la vie, que serait-il ? Que serais-je, sans ces souffrances qui m’enseignent prudence et méfiance, sans doute, mais qui m’apprennent petit à petit à devenir moins vulnérable, plus confiant qu’après l’effort vient le réconfort.
L’ennui est, il est vrai, que tant qu’on est dans le réconfort et dans la joie, on ne pense absolument pas à la douleur. Mais l’inverse n’est pas vrai. L’état de douleur fait envier toute la joie qui viendra quand celle-ci cessera. Vaut-il mieux être au paradis, que d’avoir envie d’y aller ? Une joie permanente sans conscience de la douleur qui lui sert d’étalon, est elle vraiment perceptible ? Je le sais : la fin d’une joie cause plus de peine que la disparition d’une souffrance, surtout si elle est causée par autrui.
Parlant d’effort, de douleur et de souffrance, je sue, je me sens lourd et j’halète fort dans la rude grimpée vers le col. Je m’imagine la silhouette encore plus lourde de Roland revêtu de sa pesante cotte de maille. Ce personnage de légende, le fameux Roland de Roncevaux (Roncesvalles en espagnol), se dresse là haut prêt à donner sa vie pour protéger son empereur Charlemagne. À force de me remémorer les illustrations de mes livres d’histoire de l’école primaire, je crois presqu’entendre la sonnerie de son olifant … Lui souffrait dans son corps pour de bon avant de souffler dans son cor pour une dernière fois !
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Roland sonnant du cor au col de Roncevaux |
Et puis, quel beau spectacle ce sera, arrivé au sommet de cette rude pente ! En me focalisant sur la joie qui va suivre cette douleur que je ressens dans mon corps soufflant, grognant et transpirant, je peux voir une certaine vertu à la souffrance. En tout cas, je lui confère un sens qui est de nature à l’alléger … sans pour autant adopter l’attitude piétiste de certaines religions qui encouragent la recherche de la douleur sous prétexte d’en tirer le salut ! Rien ne prouve que celui qui ne souffre pas doit craindre plus que celui qui souffre. Je dis cela tout en reconnaissant que chercher par tous les moyens d’éluder la souffrance empêche d’accéder à des domaines où règnent des joies autrement inaccessibles … Allons, acceptons notre sort : « Il n'est point de bonheur sans nuage ! »