…CONTRARIÉ…

Étape 44 / Mardi 9 juin / De Gamarthe à Arnéguy / 18 km


« Oublier un chapeau ! Non, que dis-je ? Oublier mon chapeau ! Mon brave petit chapeau que je trimballais depuis mon départ ! Quelle contrariété ! » Ce stupide oubli m’a tracassé cette nuit. Je le revoyais encore posé, cet amour de chapeau, à sécher sur le piquet de prairie après qu’il m’ait servi une dernière fois d’écuelle pour boire l’eau fraîche de la fontaine, là où j’avais admiré avec bonheur la petite grenouille prenant le frais et attendant sa proie.

 

Quand on « pèlerine » en solitaire, il y a deux objets qui deviennent plus particulièrement vos compagnons de route, votre chapeau, et votre sac à dos. L’un et l’autre, mieux que votre ombre, vous accompagnent depuis votre départ, et sans vous en rendre compte, ils composent petit à petit avec vous un trio inséparable : moi, mon sac, mon chapeau ! « Alors, qu’est-ce qui a bien pu me passer par la tête pour oublier mon chapeau ? » Je pourrai répondre facétieusement que, me réveillant en sursaut après une sieste plus longue que je n’aurais pensé, j’avais « la tête ailleurs », et si la tête est « ailleurs », elle n’a plus besoin de chapeau ! Voilà ce que c’est de s’abandonner, en plein jour, aux bras de Morphée (Μορφεύς), ce redoutable fils du sommeil Hypnos (Ύπνος) et de la nuit Nyx (Νύξ), ces rusés personnages de l’ancienne mythologie grecque !

 

Faut-il retourner sur mes pas pour le récupérer ? Cela me vaudrait 4 heures de route avec l’aller-retour. Et puis il y a bien des chances que ce chapeau, bien en vue sur son piquet, ait déjà fait le bonheur d’un autre randonneur. Le chemin est d’ailleurs plus en plus encombré depuis que j’ai dépassé Saint-Jean-Pied-de-Port. C’est là un autre sujet de contrariété, moi qui appréciais la marche en solitaire … « Allons ! Résigne-toi, il va falloir que tu te payes un nouveau couvre-chef ! Cette mésaventure m’enquiquine au plus haut point, et déconfit, je me dis que la vie n’est constellée que de rares îlots d’agréments dans un océan de contrariétés. « Et, oui, ce n’est pas toujours un long fleuve tranquille ! »

 

Mon agacement, cause de ma mauvaise nuit, cause de ma mauvaise humeur, m’agace de plus en plus, à tel point que je décide de contrarier ma contrariété : « Arrête de broyer du noir », me dis-je, « tu vas pouvoir te trouver un nouveau galurin plus adapté au fort soleil de l’Espagne ! Et puis, l’achetant là-bas, il te coûtera moins cher qu’en France ! Et puis il commençait à être vraiment délavé, ton sombrero, ton amour de chapeau ; le remplacer n’est pas une si mauvaise idée. » Je continue ma route vers le poste frontière d’Arnéguy en sifflotant mélancoliquement : « Plaisir d’amour ne dure qu’un moment … »

 

N’empêche que mon ego a été bien froissé de ma déconvenue chapelière. Pour une fois, je ne peux mettre le blâme sur personne : « Non, nul autre que moi-même ne m’a apporté cette contrariété ! ». Je suis plus souvent habitué à être contrarié par des personnes que des objets. Il faut dire que cet objet-là rentrait plutôt dans la catégorie objet fétiche … comme Wilson le volleyball devenu compagnon de Tom Hanks ! Je me mets à chanter à tue-tête : « Chagrin d’amour dure toute la vie ! » Et une vache ruminant derrière une clôture me regarde avec un certain effarement : c’est elle maintenant qui est contrariée !

 

La contrariété, au fond, vient de l’inattendu, de l’inhabituel qui dérange vos habitudes. Les gens particulièrement contrariants sont ceux que l’on dit « avoir du caractère ». Ce sont les empêcheurs de tourner en rond, par opposition à ceux dont on apprécie la différence et dont on dit « avoir de la personnalité ! » Comme quoi, tout est une question de nuances … Mais somme toute, c’est à force de contrariétés que, par essais et erreurs, on construit de saines habitudes de vie. On apprend à respecter ce qui est fragile et ce qui casse, et, partant, on découvre que rien ne peut s’opposer aux lois de la physique et de la gravité. C’est parce qu’on n’a pas tout envisagé que des erreurs d’appréciation conduisent à un échec non anticipé : la contrariété est au fond école de vie.

 

Très serviable, en fait, la frustration nous donne régulièrement une « leçon de choses », comme on disait à l’école primaire, qui enrichit et développe notre expérience. Bon, je ne vais pas me mettre aujourd’hui à faire une eulogie de la contrariété, tel un Érasme écrivant « L’éloge de la folie » à propos des excès qu’il percevait parmi la hiérarchie religieuse, mais je dois l’admettre : la frustration m’aide à me faire plus fermement exister dans le monde réel ! La contrariété décoiffe peut-être … mais elle vous remet à l’Endroit !

 

 


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