MÉDITER…
Étape 43 / Lundi 8 juin / De Mauléon à Gamarthe / 27 km
J’entame la septième semaine de mon pèlerinage. Convergeant vers les Pyrénées, plusieurs itinéraires possibles se rejoignent, et font que l’on rencontre de plus en plus de personnes, sac au dos, avec leur coquille blanche, emblème de leur marche vers Compostelle. Ces pèlerins de plus en plus nombreux montrent que je ne suis pas le seul en recherche de spiritualité, quoiqu’une bonne part d’entre-eux ne recherchent en fait que l’exploit physique : pouvoir dire « qu’eux aussi ont fait le chemin ». Pour ceux là, dont certains nient la réalité du divin, le terme pèlerinage signifie surtout itinéraire. Moi aussi, j’oscille entre ces deux modes de pensées, parfois je suis en vrai pèlerinage, parfois je ne suis qu’en chemin, suivant que je saisis ou non la réalité de Dieu.
Toujours soucieux de pouvoir plus tranquillement méditer en paix et éviter des conversations trop souvent futiles, je laisse filer devant moi ces groupes de pèlerins, et je m’attarde à bien profiter des spectacles que la nature qui m’environne peut me révéler.
Tiens, voilà justement une grenouille, posée sur une pierre moussue au pied d’une fontaine envahie par la végétation. Elle est figée, attendant une proie possible, un insecte assoiffé qui se poserait près d’elle. Le filet d’eau qui coule de la fontaine, balancé par le vent qui souffle vers les montagnes, tantôt s’amortit d’un bruit feutré sur la mousse, tantôt gicle plus bruyamment sur la pierre. Voilà pour moi une bonne illustration de l’esprit auquel je pensais il y a peu : cet esprit venu du dehors parfois pénètre la pensée (comme l’eau qui pénètre dans la mousse), parfois rejaillit au dehors (comme l’eau qui rebondit sur la pierre).
L’eau ne cesse de couler vers le bas, à cause de la pesanteur. En est-il ainsi de l’esprit, toujours prêt à pénétrer la mousse de ma cervelle ? Mais si j’accorde de la réalité à cette notion, je peux aussi faire une analogie entre le champ de gravitation qui ne cesse d’exercer son influence là où il y a de la masse et « un champ de l’esprit » qui ne cesse d’être disponible à ma cervelle et à rejaillir également vers d’autres êtres. Vers ma jolie grenouille peut-être, déclenchant son instinct à dérouler sa langue pour se saisir d’un moucheron venu se désaltérer ? |
La grenouille sur la pierre moussue de la fontaine |
Gravité et clé de voûte |
Et si je mets ce concept de champ de l’esprit sur un plan religieux, si je mets une majuscule au mot Esprit, alors je peux me remémorer la mystérieuse phrase de Jésus à Nicodème (Jean 3 : 8) : « L’Esprit souffle où il veut. » De même le champ de la gravité agit là où il le veut, et surtout là où il le faut, quand il permet aux deux arcs d’une voûte de s’incliner l’un vers l’autre mais d’être arrêtés dans leur course par « la clé de voute » ! Enlevez cette clé et la voûte s’effondre ! Il n’est pas anodin que les Écritures s’emparent de ce concept de pierre angulaire, celle qui empêche l’effondrement. |
C’est en particulier ce qu’exprime la vision de Paul pour la communauté chrétienne dans sa lettre aux Éphésiens (2 : 19-22) : « Ainsi donc, vous n’êtes plus des étrangers ni des gens de passage, vous êtes concitoyens des saints, vous êtes membres de la famille de Dieu, car vous avez été intégrés dans la construction qui a pour fondations les Apôtres et les prophètes ; et la pierre angulaire, c’est le Christ Jésus lui-même. En lui, toute la construction s’élève harmonieusement pour devenir un temple saint dans le Seigneur. En lui, vous êtes, vous aussi, les éléments d’une même construction pour devenir une demeure de Dieu par l’Esprit Saint.» Comment se fait-il que j’aie pu imaginer plus tôt mes étapes comme les piliers des voûtes d’une cathédrale ? Il y a, décidément, des coïncidences troublantes, sinon pleine d’esprit (d’Esprit ?) qui s’imposent à mes pensées en chemin !
« Apparence, réalité ? Pourquoi me faut-il douter de tout quand il serait tellement reposant de tout croire ? », me dis-je en enviant ma tranquille grenouille qui ne se pose pas tant de questions ! Mais si la prière apporte le confort, si la religion aide à apprivoiser l’idée de la mortalité, à supprimer même parfois l’anxiété devant la mort, je me cabre beaucoup devant les excès auxquelles elle peut conduire : notre actualité quotidienne en témoigne de plus en plus avec tous ces kamikazes djihadistes qui se font exploser pour supprimer ceux qu’ils considèrent comme « infidèles ».
Et donc faut-il préférer à la moindre religion une approche strictement philosophique ? Une approche qui se cantonne à observer le monde et à en tirer des conclusions uniquement par l’intelligence ? Oui et non, car, là aussi, de multiples modes de pensées savent s’épanouir et se télescoper. L’intelligence scientifique espérée oublie trop souvent l’angle philanthropique : regardez par exemple les excès auxquels ont conduit les théories de l’eugénisme. De tels excès peuvent se répéter avec les nouveaux progrès en matière d’ingénierie biologique…
Je patauge dans la gadoue du bord de la fontaine, comme je patauge au milieu des arguments qui se présentent à moi concernant la vérité sur Dieu. C’est fou ce qui a été dit ou écrit à son sujet, mais y a-t-il un seul argument qui se soit montré convaincant ? Dans ce foisonnement d’arguments, pour ou contre, puis-je échapper au point d’interrogation ? Manifestement pas, tant il y en a dans mes notes d’étapes … En tout cas, j’ai l’idée que Dieu s’amuse à s’éclipser puis à réapparaître au fur et à mesure de ma progression sur le chemin. Il me taquine, à travers ses multiples visages, comme s’Il voulait reporter au plus tard possible ma découverte de Sa réalité !
J’utilise mon chapeau comme écuelle pour recueillir de l’eau à la fontaine encombrée de ronces, et je bois une longue goulée. Puis je vais m’étendre un moment dans l’herbe d’une prairie, posant mon chapeau sur un piquet pour le laisser sécher. Je me sens bien à me chauffer au soleil, et les méditations qui se bousculent dans ma petite cervelle me font sombrer dans une petite sieste réconfortante. Je me réveille en sursaut au bout de près d’une heure, et je me remets rapidement en route, étonné de m’être assoupi si longtemps. Et c’est en arrivant deux heures plus tard au but de mon étape, le village de Gamarthe, que je m’aperçois avec stupeur que j’ai oublié … mon chapeau !