…DU MAL…
Étape 46 / Jeudi 11 juin / De Roncesvalles à Erro / 18 km
Ah, quelle ambiance particulière, hier soir dans l’immense gîte de Roncevaux où s’entassaient des pèlerins venus des quatre coins d’Europe et même d’ailleurs. Tous heureux d’avoir franchi la difficile étape des Pyrénées, leurs conversations dans des langues diverses allaient bon train, les éclats de rires fusaient, les flashes d’appareils de photos crépitaient – pour un peu on se serait cru dans le hall d’arrivée d’une gare quand commencent les vacances d’été et que les familles se retrouvent …
Mais ce matin, l’ambiance est toute autre. Beaucoup se plaignent de courbatures, et certains boitent en grimaçant vers le réfectoire du gîte, car ils ont des ampoules aux pieds. « Moi j’ai mal ici », dit l’un, « Moi, c’est là que ça fait mal », dit l’autre. Quant à moi, je ressens un début d’inflammation au tendon d’Achille au dessus de mon talon droit. C’est légèrement enflé, et cela cause une douleur pas trop forte, mais continuelle. Au tableau d’affichage, à la table pour huit où je prends le petit déjeuner, je compte le score 5 à 3 dans le match Pyrénées contre Pèlerins. Seuls trois vétérans ne se plaignent de rien, mais je découvre plus tard qu’ils ont utilisé un service pour se faire transporter leurs sacs, les malins !
« Mal ! Malin ! Cela vaut bien une bonne réflexion. Bien, bonne ? Pourquoi bien puisqu’il s’agit de mal ? », me dis-je en endossant mon sac et en me mettant en chemin … euh, doucement … car ce début de tendinite me fait comprendre combien il est plus difficile de réfléchir calmement quand une douleur vous titille le talon. Je ne voudrais pas que mon mal s’aggrave : j’ai déjà vu un bon nombre de randonneurs, jeunes tout autant que moins jeunes, forcés d’abandonner la marche pour cause de tendinite aigüe. Le seul remède est alors le repos absolu. À Moissac, il y avait un jeune athlète qui en pleurait.
Plus un mal s’aggrave, plus la peine augmente, comme si l’on suivait une spirale vers une douleur de plus en plus grave et profonde. Aggravation … douleur grave : je remarque qu’il n’est pas anodin d’utiliser ces mots de la même racine que le mot gravité, dans le sens de pesanteur. Comme si le mal avait une pesanteur naturelle, comme si, parallèlement à la gravitation universelle, il pouvait affecter tout le temps et constamment, et vous entraîner et vous faire tomber quand vous ne le voulez pas ! Ne dit-on pas d’ailleurs : « Glisser sur une mauvaise pente et tomber dans le mal » ?
Ce genre de chute progressive vers le mal, comme sur une pente douce au départ et qui s’infléchit de plus en plus vers un précipice, est à opposer à son contraire, le bien, qui ne lui est pas symétrique. Ne dit-on pas : « S’élever vers le bien, gravir les échelles de la sainteté » ? Comme si la pente était tout de suite bien plus rude, au point que l’effort de faire du bien nécessite dès le départ une échelle … Cela me semble clair dans le songe de Jacob où celui-ci voit la nécessité d’une échelle pour monter au Ciel. Un autre songe s’ensuit dans lequel il lutte avec un mystérieux personnage qui se révèle être Dieu (Genèse 28 et Genèse 32). Il est plus facile de tomber dans le mal que de s’élever au bien suprême !
Ces degrés vers le haut montrent la persévérance dont il faut se munir quand on a décidé d’essayer de faire du bien. À aucun moment n’a-t-on l’impression que c’est de plus en plus facile. Au contraire, il semble que les degrés deviennent de plus en plus espacés au fur et à mesure qu’on cherche à s’élever sur l’échelle. Cela expliquerait-il combien plus rude est la chute de ceux que l’on n’attend pas à voir tomber : je pense à ces télévangélistes pris la main dans le sac, ou au scandale des prêtres renonçant à leurs vœux de chasteté. On comprend bien l’hésitation de tant de personnes à se lancer résolument sur ces voies vertigineuses. Il semble tellement plus facile de faire du bien … un peu … mais pas trop car cela engagerait à tellement plus !
Il y a des degrés dans le mal comme il y a des degrés dans le bien, et la plupart d’entre nous préférons ni n’aller trop loin sur la pente du mal, ni monter trop haut sur l’échelle du bien. Des degrés dans le mal, en voici certains exemples progressifs : 1) un oubli d’anniversaire est un petit mal ; 2) un divorce est un mal plus grand, surtout s’il affecte des enfants qui ne peuvent le comprendre ; 3) la solution finale, l’extermination des juifs prônée par Hitler et les Nazis est un mal extrême, quasiment incompréhensible.
De même, il y a des degrés dans la douleur : 1) le simple mal de tête ; 2) une forte fièvre qui vous met à plat ; 3) une inflammation du nerf sciatique qui vous fait ramper par terre de douleur.
En sens inverse, il y a aussi des degrés au bonheur causé par du bien qui vous surprend. En voici trois de plus en plus grands : 1) une enfilade de feux virant au vert à votre approche en automobile (« Petite joie ! » disait alors mon père, quand cela lui arrivait) ; 2) un billet gagnant à la loterie de la kermesse, qui vous donne un diner pour deux dans un excellent restaurant (miam, miam !) ; 3) la naissance d’un enfant bien portant et souriant dès sa première tétée (j’ai connu cette joie, et c’était une joie que je qualifierai de débordante !) Je note en passant que ces perceptions dans les degrés sont relativement subjectives. Il y a des gens qui ne trouvent pas de joie à un bon repas hors de chez eux, et d’autres que les bébés horripilent. D’autres acceptent plus facilement une forte fièvre qu’un mal de tête …
Ce jugement du bien et du mal étant finalement une question relativement personnelle, je me demande s’il existe un arbitre impartial sur ces questions. En ce qui me concerne, la question du mal est au départ à considérer comme une question religieuse, mais en y réfléchissant bien, on peut l’aborder sous d’autres angles qui n’ont pas cette connotation. L’angle conceptuel par exemple, comme je le fais dans ces notes. Ou bien l’angle éthique, comme le feraient des sociologues ou des philosophes. Ces derniers s’attachent à dissocier la notion de bien et de mal des notions de récompense et de punition brandies par les instances religieuses. Ils cherchent à éviter la réponse émotionnelle qui surgit dans la comparaison entre le paradis et la géhenne.
Ceci dit, une réponse conceptuelle est-elle plus satisfaisante ? Soulage-t-elle mieux la victime d’un mal qu’une réponse par la religion, parfois plus abordable à chaud qu’un froid raisonnement philanthropique ? Par exemple, peut-on froidement comparer des maux entre eux, et établir logiquement des échelles relatives de degrés dans le mal ? Peut-on raisonnablement juger de façon définitive si il y a plus ou moins de mal dans trois personnes ayant mal à une dent que dans une seule personne ayant mal à trois dents ? Et peut-on accepter que la froide logique arithmétique de la loi du talion « Œil pour œil, dent pour dent ! » (Exode 21 : 24) serve mieux l’humanité que la chaleureuse invitation chrétienne du « À celui qui te frappe sur une joue, présente l'autre joue » (Luc 6 : 29) ?
Au delà de la comparaison des maux entre eux et de leur degré de sévérité, est-il concevable que le bien puisse compenser le mal ? Et même le « racheter » ? Il y a une doctrine dite de la réversibilité, que le cardinal John Newman (1801-1890) admirait et qui conduisit peut-être cet Anglican à la « plénitude catholique ». La réversibilité est le principe découlant du dogme de la communion des saints, selon lequel les souffrances du juste profitent au coupable. Il y a « substitution », en ce que les vertus expiatoires du sacrifice du saint au nom du pécheur rachèteraient le mal commis par le coupable.
Mon ancêtre Joseph de Maistre (1753-1821) en a fait le fondement d’une théorie qui sous-tend toute son œuvre. Dans le cadre mystique de la communion des saints, les innocents paieraient alors pour les coupables : chaque juste, souffrant volontairement en imitation du Christ en croix, ne satisferait pas seulement pour lui-même, mais il contribuerait à obtenir la « grande indulgence », c’est-à-dire la rédemption universelle ! Voilà qui fait bien réfléchir ! Mais peut-on alors aller jusqu’à admettre que tuer un être humain puis se sacrifier pour en sauver un autre permettrait une juste compensation ?
Je vois que la notion du mal m’a déjà profondément amené à l’évoquer sur un plan religieux, celui du « salut ». Mais sans aller aussi loin dans ce concept salvateur, peut-on avancer que la fièvre du malade combat le mal par le mal, en ce qu’elle est un moyen par lequel l’organisme se débarrasse de ce qui le contrarie ?
La religion chrétienne voit à l’origine de la notion du mal, qui n’a pas de sens dans le règne animal, une faute humaine « originelle », un refus d’obéissance, une chute remettant en question l’avenir dans l’Au-delà. Un dieu seul, le vrai Dieu, d’après cette religion, aurait pouvoir de décision sur cet avenir ! À se demander si, sans Dieu, ni Au-delà, le mal en tant que tel existerait ? Mais dans ce cas, il ne devrait pas poser plus problème qu’avant l’arrivée de l’Homme. Ce problème du mal, est-il un indice certain de l’existence de Dieu et de l’Au-delà ? Ahurissant ! Me voici encore à tourner en rond, j’erre et j’arrive à … Erro ! Mais je réalise aussi qu’à si bien cogiter sur le mal, je n’ai plus senti mon mal au talon…