…DÉNIE-T-IL…
Étape 47 / Vendredi 12 juin / D’Erro à Pamplona / 36 km
Mon mal au talon a disparu. Complètement ! Est-ce un autre petit miracle ? Par contre, mes chaussures de marche, elles, sont en train de mourir. Les semelles sont complètement usées, la toile s’effiloche par endroits, et elles ne sont plus étanches. J’arriverai ce soir à Pamplona, que les Français appellent Pampelune, et les Basques Iruña. J’y trouverai sans doute de quoi remplacer mes chaussures qui défuntent. Pamplona était la capitale de l’ancien royaume de Navarre. Ce royaume fut l’objet de nombreuses disputes entre les royaumes voisins, jusqu’à ce qu’il se trouve partagé entre France et Espagne au XVIe siècle. Et songeant qu’il n’est plus, lui non plus, ce royaume de Navarre, me voici pris à méditer sur la mort, cette inquiétante compagne jalouse de notre vie.
Voici que j’ai déjà attribué à la mort une personnalité (compagne) et une épithète négative (jalouse) : c’est un réflexe bien primaire, un mécanisme instinctif de défense, tout à fait humain. C’est sous les traits du squelette armé d’une faux, prêt à moissonner les pousses humaines, que notre civilisation occidentale d’autrefois (essentiellement agricole d’ailleurs) se représentait la mort. D’autres civilisations lui donnaient d’autres représentations, les Indous par exemple en faisait un seigneur à tête de buffle saisissant ses proies avec un lasso. Certaines représentations sont plus compliquées : par exemple, les Aztèques en firent un serpent à plumes ! D’autres sont plus simples : la roue liant impermanence, souffrance, mort et renaissance chez les bouddhistes.
Mais la mort est-elle vraiment représentable ? Est-elle même pensable ? Que je ne sache, personne n’est revenu nous dire de cet état nous dire en quoi il ressemble, cet état de mort. Comment cela se pourrait-il, d’ailleurs, puisque mort signifie fin de l’état de conscience ? Au moment où je vivrai ma mort, je n’aurai plus rien à craindre car l’instant d’après, je n’aurai plus conscience de ce qui vient de se passer. D’autre part, je n’aurai plus le loisir de revenir vous écrire une note à son sujet ! Pourquoi donc tant craindre ce mot ? Le jour de sa venue, je serai peut-être définitivement fixé sur ce qu’il veut dire (si une partie de moi, mon âme existe encore), et peut-être absolument pas (si je dénie cette possibilité de l’âme) : mais si … pouf, il n’y a plus rien, alors je serai vraiment incapable d’en témoigner.
Voilà que d’une certaine manière, j’ai prouvé que la mort n’est qu’un problème de vivant ! Une angoisse qui s’est construite à partir de deux questions que seuls les humains sont capables de poser : « La mort est-elle simplement une interruption de la vie ou bien une ignorance de la suite ? Un arrêt, ou un passage ? » Angoisse que certains préfèrent trancher en se donnant eux-mêmes la mort, par suite de cruautés insurmontables dans leur propre vie, hélas ! Ô mort qui tantôt te faufile parmi nous comme un voleur, et tantôt éclate en maître suprême là où règne la terreur ! Mort, ta venue semble si belle dans le feuillage d’automne et pourtant cette venue devient si laide dans la décrépitude de l’agonisant ! Je comprends parfaitement d’où viennent ces longs débats sur l’euthanasie …
Et pourtant, ne faut-il pas que tu existes, ô mort, pour donner un sens à la vie ? C’est en tout cas ce que beaucoup de religions utilisent comme moteur d’une existence plus valorisante, prônant que chaque instant qui nous est donné est l’enjeu de choses encore bien plus importantes : soit d’une réincarnation vers quelque chose de supérieur (indouisme), soit une renaissance vers quelque chose plus libérée de la souffrance (bouddhisme), soit une résurrection éventuelle dans un état « éternel et glorieux » (christianisme).
La réincarnation a un côté attractif, permettant d’envisager des connaissances successives d’états bien différents, la richesse après la misère par exemple, ou inversement ; la féminité après la masculinité ; l’état animal après l’état humain, etc. Ceci présente l’avantage, par des épreuves graduées, à limiter incompréhension et injustice, et aussi invite à un plus grand respect de la nature. La renaissance bouddhique impose elle une discipline de vie pour mieux maîtriser l’ici et le maintenant. Elle encourage compassion et humilité, méditation et stoïcisme devant l’épreuve. Le christianisme voit en la certitude d’une existence après la mort, accordée une fois pour toute par un Dieu plein de miséricorde, une raison d’imiter dès maintenant l’exemple du Sauveur envoyé par ce Dieu. C’est une invitation à diminuer notre ego en apprenant à donner plus qu’à recevoir, à accepter souffrance plutôt que d’en donner.
Certains dénient ces approches religieuses, et voient simplement dans la mort son caractère naturel : un mécanisme servant la diversité de la vie. Ils refusent de porter de jugement trop hâtif sur les aléas du brassage de la reproduction sexuée et sur une adaptation évolutive épargnant la persistance d’un pire, ennemi du meilleur. L’espérance d’un Au-delà n’est rien pour eux, mais la conduite qui en résulte peut être à double tranchant : certains (les jouisseurs, dirai-je) vont essayer de profiter de leur vie au maximum en adoptant l’attitude du loup de la fable de Jean de La Fontaine : « La raison du plus fort est toujours la meilleure » (Fable I,10 – Le loup et l’agneau) ; d’autres (les philanthropes) vont au contraire trouver en cette unique vie sans alternative ou futur possible les raisons de se dépasser pour mieux construire un monde meilleur pour ceux qui leur succèderont. Devrais-je ici indiquer mon estimation des proportions relatives entre jouisseurs et philanthropes, entre loups et agneaux ? Je ne crois pas qu’il soit bon de trop s’y risquer…
Pour moi, la mort me semble de plus en plus un mal nécessaire. D’abord elle est inévitable. Elle l’est pour tout forme de vie. Pire, elle semble aussi l’être pour l’univers tel que nous le connaissons actuellement. L’entropie est une mesure du degré de désordre d’un système et de la disponibilité de l’énergie qu’il contient pour effectuer du travail, par exemple maintenir vivant un organisme. Son inexorable augmentation implique donc que l’Univers entier devait un jour finir dans la décrépitude. C’est le fameux spectre de la mort thermique. Mais à cette vision pessimiste s’oppose une vision plus optimiste d’un « multi-univers » infini en renouvellement perpétuel, en inflation éternelle (théorie d’Andreï Dmitrievitch Linde) faite d’expansion ad infinitum (à l’infini), et j’adhère plus volontiers à cette façon d’envisager notre destin.
La mort épargne, d’une certaine façon, le pire. Sans que cela ne me donne un droit de l’utiliser à mauvais escient ! Elle épargne un vieillissement, un déclin à n’en plus finir. Et elle permet l’éclosion de nouvelles vies : « Amen, amen, je vous le dis : si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il reste seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit. » (Jean 12 : 24). Donc elle est moins à redouter qu’on ne le croit. Et il vaut mieux l’accepter comme compagne que l’on refuse à vouloir trouver laide, et que l’on apprend à apprivoiser jour après jour, subtile présence qui vous renversera un jour ! Ne pas la dénier, c’est progresser ! Et si le jour de sa victoire, mon ego s’en trouvera irrémédiablement désuni, l’invariant que je me crois de plus en plus capable d’abriter, mon âme, sera enfin débranché de ce qui, à la longue, manque de toute façon d’intérêt pour moi (et pour les autres, oui, de moins en moins!) : mon corps, mes rides, mes migraines, mes courbatures et suppurations.
Peut-être y aura-t-il quelques fruits qui tomberont de mon arbre quand celui-ci s’assèchera ? Puissent-ils permettre à d’autres humains de mieux vivre, des proches et des moins proches ! Puissent-ils, comme moi qui ai trouvé plus de valeur dans ma vie sous l’influence d’ancêtres et de bons maîtres, être, à leur tour, porteurs d’enrichissement et de joie ! Et toi mon âme, si tu existes vraiment, je ne veux surtout pas te dénier pour toujours un bon repos dans le « champ de l’étoile », bien au delà du campus stellae de Compostelle !