…AU BONHEUR…

Étape 26 / Vendredi 22 mai / De Cahors à Lascabanes / 20 km

 

Ah ! Franchir le Lot au point du jour par le pont Valentré, c’est vivifiant ! La légende veut qu’on le nomme pont du Diable. Le Malin aurait ralentit sa construction de 1308 à 1378. Je me renverse d’émerveillement devant ce chef d’œuvre aux trois tours crénelées, construit, pierre par pierre en 70 ans. Et je découvre, sculpté sur la tour centrale, un petit diable aux griffes prises dans la pierre et qui me regarde avec effarement : c'est diabolique et en même temps ce n’est que du bonheur !

 

D’un pas alerte, je grimpe la rive sud, très escarpée, de la rivière. Je me retourne pour contempler la ville encerclée par la courbe du Lot. Avalant les hautes marches entourées de buis sans faiblir, je sens que mon cœur est maintenant entrainé à l’effort. Comme quoi, dégauchi par la succession des étapes, je me confirme devenir forgeron. Je me souviens de ce qu’un vétéran pèlerin m’a confié hier soir au gîte : « Le bonheur, ce n’est pas le bout du chemin. Le bonheur, c’est chaque moment du chemin ! »

 

Et c’est vrai, c’est un bonheur simple, celui d’une persévérance qui devient plus aisée de jour en jour. Bonheur d’achèvements mesurables : mes étapes ! Je suis de moins en moins soucieux des suivantes. Je suis comme un moine solitaire récitant son bréviaire en faisant jour après jour le tour du cloître. « La prière est de plus en plus enrichissante, et le sentiment d’être privilégié de plus en plus fort » : c’est ce que m’a un jour affirmé … un Bénédictin !

 

Oui, je suis privilégié : mon cloître à moi est le « camino », ce « chemin » de Compostelle que l’on parcourt à l’écart du monde en quelque sorte. Pénétré de pensées, ravi des découvertes de mon cheminement, j’oublie le monde qui d’ailleurs, tant que je marche, ne se préoccupe que peu de moi, le pèlerin qui ne fait que passer. Et en sens inverse moi aussi : j’occulte facilement les préoccupations et les misères de ce monde, dont j’ai choisi d’être à l’écart pendant ce pèlerinage. Un moine dans sa clôture ferait mieux sans doute, car il est censé prier pour le monde tout en restant à son écart …

 

Ainsi donc, je savoure du bonheur en évitant de trop m’impliquer dans le malheur des autres. Je ne sais pas bien cerner toutes les raisons de mon bonheur, mais je me dis qu’il faut en avoir pour pouvoir en procurer aux autres. Je raisonne aussi que si j’étais moi-même trop accablé par le sort, j’aurais d’autant moins le loisir de penser aux autres – ce qui reste à vérifier, tant on voit parfois de solidarité entre malheureux. Disons donc mieux : « C’est parce que je redoute le malheur que je cherche à me mettre dans une situation de moindre regret. Et c’est pour cela que je m’éloigne du monde en prenant le chemin. » Voici donc une certaine hypocrisie qui se révèle dans ma quête du bonheur : « Loin des yeux, loin du cœur ! », sous-entendu : « Loin des misères du monde ! ». Je les évite si bien, les yeux fixés sur ma route …

 

Néanmoins, à force d’ergoter sur le concept du bonheur – et de son opposé, le malheur – ne me suis-je pas mis dans la situation du lévite qui passe son chemin en ignorant le malheureux que des brigands ont roué de coups et qui gît dans le fossé ? Pouf ! Mon sentiment de bonheur s’est envolé ! En évitant les désagréments, et en me cramponnant à un concept factice du bonheur, je risque de passer à côté d’une joie plus profonde et à la plénitude supérieure qu’elle pourrait procurer : celle de faire du bien … Quoique, une fois la porte ouverte pleinement à la compassion, je pourrai bien à l’inverse devenir le pompier de tant d’incendies et de blessés de la vie que je ne saurai où donner de la tête !

 

« Le bonheur est dans le pré, cours-y vite, cours-y vite. Le bonheur est dans le pré, cours-y vite. Il va filer ! » (Paul Fort – Le bonheur) … Cette poésie de mon enfance me revient encore. Et tandis que je la récite à la cadence de mon pas, hop, une nouvelle bouffée de bonheur m’envahit ! « Saute par-dessus la haie, cours-y vite, cours-y vite. Saute par-dessus la haie, cours-y vite ! Il a filé ! » … Harmonieuse ballade, tu me fais découvrir combien il est vain de s’affoler. Tu me dis : « Vis au présent, fais du temps un ami, et non un défi. Laisse advenir ce qui advient, car tu ne peux changer le cours de ce qui t’échappe : une vérité profonde qui sans cesse recule derrière l’horizon ! » Vérité qui me nargue, mais au final, combien de bonheur me sera-t-il donné dans mon acharnement à la poursuivre sans dévier ?

 


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