…TRANSCENDANTE…

Étape 18 / Jeudi 14 mai / D’Estaing à Conques / 35 km

 

J’ai du mal à quitter Estaing, un des plus beaux villages de France, avec son ancien pont et son château qui lui donnent une touche médiévale, mais je dois gravir le causse de Sébrazac et d’autres monts encore pour une longue étape qui m’amènera à un autre joyau niché dans ses garrigues : l’abbatiale de Conques. Je démarre tôt le matin, et m’élève à un bon rythme au dessus de la vallée embrumée du Lot, et en gagnant les hauteurs, je me sens transcendé !

 

Qu’est-ce que cette transcendance qui, ici et là, illumine les brumes de mon existence de soudaines lueurs momentanées ? Comme ici ce soleil qui en se levant dissipe les brouillards de la vallée. Mais la transcendance ne se manifeste pas seulement par la vue d’un panorama exceptionnel, ce peut être le flot de larmes que vous arrache l’Alléluia de Haendel repris en cœur par toute une foule, ou le « Ah ! Ah ! » qui vous échappe lors d’une trouvaille soudaine. Un poème peut-être, joliment ciselé, et dont le sens et les mots résonnent aussi bien qu’une mélodie. Je murmure : « Murs, ville, et port, asile de mort, mer grise ou brise la brise, tout dort ! Dans la plaine naît un bruit, c’est l’haleine de la nuit… » (Les Djinns, Victor Hugo).

 

De tout ce paysage concret que je contemple, émane en effet comme une haleine irréelle, symphonique reflet d’une présence transcendantale au souffle plein de douceur. Puis-je rationnellement cerner les limites de ce souffle qui semble venir d’ailleurs, et qui m’amène à un tel degré de paix et de sérénité ? Ce sentiment d’apaisement me vient aussi quand justice est faite, ou quand la morale est sauve, et aussi quand j’atteins au sacré par une rencontre pleine de pureté profondément valorisante : le sourire d’un enfant, un chant grégorien, etc.

 

Un temps de transcendance semble souvent impliquer la vision d’une personne, la rencontre avec un autre, même si quelque fois cet autre n’est que la perception de mon image, vue et mise en valeur par autrui. C’est plus une relation de communion que de connaissance. Pas une connaissance qui opposerait un ying à un yang, un « envers » matériel à un « endroit » spirituel, un « extérieur » à un « intérieur », mais plutôt une communion qui donnerait à ce matériel un début d’évidence spirituelle. Tel le jeune enfant, pas encore perverti par les choses de la vie, et qui me sourit : il me renvoie l’image de quelqu’un en qui il peut faire confiance, il me le fait savoir et me transcende en me purifiant.

 

De même, arrivé sous les hautes nefs de l’abbatiale de Conques, la déconcertante pureté de la voix des moines prémontrés chantant un tropaire (une courte antienne) balaye mes crampes et me lave de mes soucis : pourquoi, comment, est-il de nature transcendante, ce chant par quelques hommes consacrés ?

 

Et y a-t-il une explication à la transcendance, ou englobe-t-elle au contraire ce qui dépasse la raison ? Ce qualificatif n’est-il qu’un synonyme profane du mot « mystère », dont la connotation est plutôt religieuse ? Manquant d’explication devant un phénomène qui touche et qui émeut, nous invoquons la « transcendance » quand nos ancêtres disaient : « Mystère ! » Et du coup, tout ce questionnement est-il fondé ? Lorsque j’imagine un Dieu transcendant, ne suis-je qu’implicitement en train d’admettre que je ne sais pas de quoi je parle ?

 

Je ressors de l’église aux mélodies envoûtantes, et au dehors, en silence, je me mets à contempler la scène du jugement dernier qui domine le tympan d’entrée. Là, j’ai vite fait de retomber dans le concret : certains artistes du Moyen-Âge ne cherchaient pas à rendre les choses ni trop mystérieuses, ni trop transcendantales !

 

Au centre, le regard perçant et énigmatique d’un Christ majestueux, roi et juge à la fois. D’un côté se relèvent les bons, accueillis par leurs avocats, les saints, les apôtres et les anges, dans une éternelle félicité. De l’autre, la demeure temporaire du purgatoire. Des pécheurs y espèrent leur rachat. Au plus bas souffrent les pires méchants : toutes sortes de diables essaient de les repousser vers la géhenne (l’enfer). Mais déjà Satan l’accusateur rit jaune de dépit. Car la victoire finale du Christ peut encore tout sauver : par Lui, avec Lui et en Lui, l’invitation est claire … moins à la transcendance … qu’à l’ascension finale et l’immortalité auprès de Lui !

 

Tympan de l’abbatiale de Conques – par Pierre Séguret

Tympan de l’abbatiale de Conques – par Pierre Séguret

 


haut de page