…UNE ÉTERNITÉ…

Étape 17 / Mercredi 13 mai / De Salgues à Estaing / 21 km

 

Depuis hier j’ai atteint un nouveau département, l’Aveyron. Je dévale maintenant avec une surprenante aisance la facile descente qui mène depuis les hauteurs vers de petites bourgades : Saint-Côme, puis Espalion, puis Estaing, toutes au bord du Lot et plus jolies l’une que l’autre. Ah ! Après les paysages vides et austères de l’Aubrac, c’est comme descendre du ciel pour se retrouver en terre promise : je me sens tout léger, j’ai l’impression de flotter comme si j’étais en extase et je voudrais bien que mon ravissement dure … une éternité !

 

Cet allègement de mon corps me fait imaginer que je ne suis qu’un corps « glorieux » qui s’est vidé de ses lourdeurs et dont l’enveloppe rayonne de bonheur. À croire presque que je suis un Moïse, ou un Élie, descendant encore transfiguré depuis le mont Thabor, tandis que Jésus est parti ramener Pierre, Jacques et Jean vers les autres disciples, pour ensuite aller subir son destin à Jérusalem (voir détails chez les évangélistes Matthieu, ch. 17, Marc ou Luc, ch. 9). Pour un moment, je voudrais qu’il dure pour toujours, ce sentiment d’immortalité … Et l’instant d’après, je me dis que passer l’éternité rien qu’à Estaing, ça craint ! Quand j’en aurai fait le tour une myriade de fois, je risque de tomber dans un ennui … mortel !

 

Mortel, ô mon corps, tu l’es sûrement, bien que constitué d’éléments d’origine solaire et qui se renouvellent sans cesse ! Oui, mon enveloppe matérielle va complètement disparaître. Mais tous les éléments qui y transitent aujourd’hui, et qui se déliteront une fois que je serai en terre, eux, subsisteront … au moins jusqu’à la fin cosmologique de l’univers si tant est qu’il y en aura une. « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme », disait Antoine Laurent de Lavoisier. Y pensait-il encore alors qu’on allait lui trancher la tête, lui le génial savant égaré dans une impitoyable révolution jalouse de son achat d’un titre de noblesse ?

 

Or, la conscience que j’ai de moi-même ne semble pas vieillir : saurait-elle échapper à l’âge ? Subsistera-t-elle ? Je n’ai pas conscience d’avoir existé avant ma naissance. Mais en tout cas à partir de l’adolescence, c’est sûrement le même moi, personne d’autre, que j’ai toujours senti vivre dans ma carcasse. Cette conscience, cette part intime, libre de mes sens, est-elle indestructible ? Incapable de se souvenir de l’avant (ma naissance), aura-t-elle la chance d’au moins se souvenir de l’après (ma vie) et ceci pour une … demi éternité ? Ô rêve d’un « pour toujours ! », de quel orgueil et de narcissisme prétentieux te revêts-tu ? Je sais fort bien qu’à part celui qu’il aura sur quelque très proches, et pour un temps limité, l’impact de ma mort à l’échelle de l’univers ne vaudra pas plus qu’un grain de sable ôté au Sahara.

 

Matériel, immatériel, vie, mort, immortalité, hier, aujourd’hui, demain, temporel, intemporel, tous ces mots se bousculent et m’obsèdent, et je me dis que je pourrai bien passer l’éternité à en décider la portée. Vie éternelle, promesse paradisiaque que l’on m’a fait miroiter depuis mon plus jeune âge, que feras-tu perdurer de moi ? Et si ma mort me faisait tout simplement rejoindre le néant de mon « avant naissance », tout simplement. Pouf, la bougie se consume, plus de cire, plus de flamme … Plus de conscience, plus rien … Et si c’est cela, pourquoi craindre une mort où l’on ne ressent absolument plus rien puisque rien ne subsiste.

 

Et de toute façon, si vie éternelle il y a, c’est intimement que je la souhaite pour tous, croyants et infidèles. Il y a même des méchants que je ne peux m’empêcher d’aimer et que je voudrais bien retrouver dans l’au-delà, ne serait-ce que pour mieux comprendre ce qui les fit méchants ! Je me verrai bien passer un bon bout d’éternité à accompagner Napoléon pour mieux comprendre ce qui l’animait, ce tyran assoiffé de conquêtes exécrables …

 

Oui, que faire d’un salut individuel exclusif ? Je préfèrerai tout plutôt que rien, tous plutôt que quelques uns. Or, la foi chrétienne n’interdit pas ce qu’elle appelle dans son jargon la réversibilité des mérites. Allez, Napoléon, si je veux te voir là-haut et mieux jauger ta taille et tes exploits, je ferai mieux de commencer par prier pour toi ! Tiens, voilà que je me mets à fredonner à nouveau : « Lundi matin, l’empereur, sa femme, et le p’tit prince, etc. » Une ritournelle, c’est sans fin, mais je me refuse de n’avoir que ça dans l’éternité !

 

 


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