…RELIGIEUSEMENT…

Étape 19 / Vendredi 15 mai / De Conques à Decazeville / 19 km

 

La longue étape d’hier, 35 km à travers des causses qui dominent gorges et vallées, n’a heureusement pas laissé de séquelles sur mon ossature et mes muscles qui n’ont plus vingt ans. Au contraire même, au lieu de courbatures, mon arrivée dans cet écrin de verdure où perdure l’architecture médiévale du village de Conques m’a presque donné le sentiment que je rajeunis. Les murs à colombages et les toits de lauze aux couleurs chaudes qui se serrent autour des trois clochers de l’abbatiale me sont comme des poussins autour de leur mère poule, et je pépie de joie à les admirer ! La flèche du plus haut des clochers, de forme octogonale, est un bec pointé vers le ciel, un lien qui lie … religieusement … la terre au ciel !

 

Ainsi, depuis des siècles, des humains de toutes races ont partout élevé des monuments à leurs déités. Ces lieux, où des rites les rassemblaient, servaient à les tirer hors de leur terre-à-terre quotidien. Ils y satisfaisaient leur besoin intime de réconfort en se donnant les moyens de planer au dessus du réel et du circonstanciel. Oratoire ou chapelle, église ou temple, pagode ou mosquée : on y abritait des rites grosso modo assez semblables, incantations, agenouillements, polyphonies et processions. On y perpétuait les mythes dont la richesse évocatrice était fabuleuse et dont les multiples rameaux avaient souvent un tronc commun : beaucoup de ces histoires sacrées avaient à voir avec les notions de sauveurs nés de femmes incomparables, de miracles rendus possibles par ascétisme et sacrifices, de purification par des prophètes et même de guérison par des intercesseurs hors du commun.

 

Et on inscrivait souvent de manière poétique ou épique la trame et le détail du développement de ces mythes et de leur évolution, afin d’en préserver la mémoire. Des textes structurants étaient rassemblés en compilation d’entretiens (confucianisme), épopées (hindouisme), légendes mythologiques (Grecs & Romains), enseignements (Bible, Coran). Ils devenaient outils de communication horizontale entre êtres pensants, et de communication verticale avec une ou plusieurs divinités. Confortés, reliés, retrouvant de nouvelles énergies (comme moi en ce jour), ces êtres humains croyaient alors devoir promouvoir « leur » religion !

 

Des arts autres que l’écriture, tels l’iconographie, la sculpture ou l’architecture contribuaient aussi à la sauvegarde des traditions. Ils invitaient à sentir un souffle sacré venu d’ailleurs dans la décoration des lieux de culte et la beauté des trésors qu’on y expose. Ils y invitent encore : je l’ai ressenti hier devant le fameux tympan de l’abbatiale, et ce matin en allant voir le reliquaire de sainte Foy. Même si la forme et les détails rituels varient d’une religion à l’autre, la plupart ont ceci en commun de vouloir libérer la bonté restée captive en chacun. Presque toutes aimeraient transmettre un héritage d’ouverture et d’entraide, de fraternité dans l’acceptation des contraintes qui nous accablent, une invitation à l’oubli de soi pour aider l’autre à retrouver sa dignité.

 

Noble dessein que cette « libération de tous » initialement désirée par les religions ! Dessein éminemment respectable ! Mais la plupart des religions s’entachent, hélas, de la suspicion que leurs hiérarchies ne se servent du but initial que pour asphyxier et asservir. Pouvez-vous compter les siècles avant que la religion chrétienne ne dénonce fermement l’esclavage ? L’islam, où se positionne-t-il en ce domaine ? N’est-elle pas symptomatique d’un détournement de la religion, l’interdiction généralement faite aux femmes d’accéder aux postes de décision parmi les autorités religieuses ? Pourquoi le mot Dieu est-il de genre masculin ? Pourquoi des « Cardinaux » au Vatican, jamais de « Cardinales » ? Y risqueraient-elles le dévoiement ?

 

Pourtant combien plus « religieux » est habituellement l’être féminin. Sachons, messieurs, reconnaître l’intuitive habileté de madame à savoir créer des liens ! Admirons sa résiliente conviction à éduquer les touts petits qui furent bercés par sa matrice ! Plus douces, plus patientes, je suis persuadé que les filles d’Ève sauraient apporter à nos semblables un accompagnement spirituel plus droit et pacifique. Où nous ont-ils mené à travers siècles nos trop mâles fils d’Adam en soutane, seuls à occuper chaires et confessionnaux ? Que de décalages grandissant à l’infini … entre Perpétue sur sa demi droite et … Vincent et Émile sur leurs cercles d’où ils se saluent, religieusement peut-être, mais sans jamais se rencontrer !

 

Planons un peu avec l’aide de la géométrie plane !

 

 

Vincent peut rire ... Émile moins ... Perpétue jamais

 

Les trajectoires de Vincent, d’Émile et de Perpétue que nous avions découvertes pendant l’étape de Saint-Alban à Malbouzon, et qui nous sont revenues en mémoire à Decazeville sont l’illustration de la difficulté de se comprendre quand on progresse dans des mondes voisins, mais de nature différente.

Rappelons que si, à son départ, Vincent perd son mouchoir x, il le retrouvera deux fois plus fréquemment qu’Émile qui dérive sur un cercle deux fois plus grand. « Perpétue, elle, ne tourne pas rond ! », s’accordent à dire Vincent et Émile quand ils se retrouvent à portée de voix ! Filant en effet indéfiniment vers le haut, elle ne pourra jamais le retrouver, son mouchoir … Mais que dire du dialogue entre les hommes et la femme ? A-t-on jamais vus les premiers se mettre d’accord pour retrouver cette dernière sur la même longueur d’onde ?

 

Quant à Émile et Vincent, tous les deux tournant en rond sans comprendre pourquoi, ils s’éloigneront et se rapprocheront l’un de l’autre sans cesse, mais sans pouvoir jamais, hélas, vraiment se rencontrer : aussi leur dialogue restera toujours difficile, à l’image du dialogue interne des hommes dans beaucoup de synodes de nos religions.

 

Noter aussi que le même genre d’illustration pourrait servir à expliquer la difficulté du dialogue entre religions différentes. Elles cherchent à résoudre des problèmes similaires, mais existent dans des mondes et des cultures très dissemblables : comment pourraient-elles jamais arriver à faire mieux que se croiser sans se comprendre ?

 

Faut-il vraiment prendre tant de hauteur et de perspective pour se rendre compte de notre incapacité à communier dans le dialogue ? Il faut sortir de notre espace où tout est binaire, tout bon ou tout mauvais, tout blanc ou tout noir, tout pur ou tout impur : on n’arrête pas d’y tourner en rond, avec des vues plus ou moins larges, ou bien on s’enfuit sur la tangente et on ne vous revoit plus ! Il serait bon d’accepter un univers plus nuancé, multidimensionnel et multicolore. Un tel univers serait plus sûrement celui voulu par le bon Dieu, si ce dernier existe …

Amusante anecdote, les prénoms utilisés dans l’illustration n’ont pas été choisis par hasard : s’il est facile de comprendre celui de Perpétue qui s’éloigne « perpétuellement » depuis son mouchoir égaré, il est plus subtil de voir que Vincent, c’est « 20 cent », 20 x 100 qui égale 2000 donc « 2 fois plous qué 1000, caramba ! » [2 fois plus qu'Émile]

 

Quand Vincent aura retrouvé son mouchoir 2000 fois, il pourra rire du fait qu’Émile n’aura seulement revu le sien que 1000 fois ! Et Perpétue pleurera, elle, de ne jamais revoir le sien !

 


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