…AU SACRÉ…

Étape 80 / Mercredi 15 juillet / Depuis Portomarin jusqu’à Palace del Rei / 26 km

 

À tenter de m’élever hier à l’invitation de Guy Trainar vers le divin, j’ai évoqué un des moments de rencontre pendant ma jeunesse avec ce qu’on appelle le « sacré ». L’enfant de chœur que j’étais allait encore beaucoup apprendre dans ce domaine. Ce ne fut pas seulement dans le domaine du religieux, lors de messes solennelles ou autres cérémonies que j’ai eu la chance de passer de « sacrés moments » ! Cette sensation riche et nouvelle, ce sentiment hors de l’ordinaire que j’avais eu à manipuler un encensoir, ou à faire le pot de fleur dans une chapelle ou une église, je l’ai retrouvée aussi dans des activités ou moments de contemplation plus profanes.

 

Ces moments si spéciaux, non religieux, me reviennent encore en mémoire, bien des années plus tard. Par exemple, j’avais seulement 13 ans quand le fermier du domaine où vivait ma grand’mère m’a appris à utiliser une faux pour couper l’herbe servant à nourrir les lapins de la basse-cour. Le mouvement n’était pas facile à acquérir, il fallait à la fois de l’équilibre et du rythme pour produire un bon résultat. Une fois que j’ai su faire, j’ai eu souvent l’occasion pendant les vacances d’été d’aller faucher l’herbe. Menant le cheval attelé à son tombereau jusque dans le pré voisin, je fauchais, et je chargeais l’herbe à l’aide d’une fourche, puis rentrais nourrir les lapins dans leur clapier. Quel bonheur, ce moment sacré où je pouvais prouver un certains sens de responsabilité ! J’avais même appris à affûter la faux à l’aide d’un silex. Comme j’étais fier d’avoir su apprendre de telles choses hors du rayon familial !

 

Autre moment sacré, plus tard vers 18 ans, quand j’ai fait pour la première fois de l’escalade, encordé avec un camarade plus expert que moi, et que nous sommes arrivés au sommet d’une des aiguilles dominant la vallée de Chamonix. Là encore, un sacré bon moment, celui d’être plus haut que la plupart des gens et plus près du ciel ! La joie d’un tel moment, j’ai continué à la rechercher tout au long de ma vie d’adulte, avec des ascensions plus ou moins difficiles. Je pense avoir su la communiquer à mon épouse et mes enfants, et d’autres membres de ma famille élargie. Elle mène, bien des années plus tard, à une certaine complicité ressentie encore entre nous quand nous décidons d’aller faire une randonnée. Et elle m’a préparé à la joie de la marche qui m’a donné l’envie d’aller jusqu’à Compostelle.

 

Le plus beau des moments « sacrés » que mon épouse et moi avons sans doute connu fut celui de la naissance de chacun de nos enfants. J’étais présent à chaque fois, et j’ai évoqué ces moments dans l’étape 45 à propos de mes efforts pour aider à diminuer la douleur de l’accouchement de Terry par la technique de respiration du docteur Lamaze. Une fois l’enfant né, quelle joie d’entendre le premier cri du bébé, de voir sa première tétée, d’admirer son premier sourire ! Votre gorge se noue, vos yeux s’humidifient, vous prenez la main de votre épouse et tout à coup vous mesurez l’importance du fait que ce qui n’avait été que deux est devenu trois (quand notre aîné Nicolas vint au monde), ou bien que ce qui n’avait que trois devient quatre (quand notre fille Camille naquit, deux ans et demi plus tard) !

 

La résonance de ces moments particuliers est extraordinaire : l’émotion mystérieuse qui vous prend à la beauté du geste maîtrisé pour la première fois, ou celle du panorama d’une vallée alpine est encore plus forte dans l’accueil d’une vie complètement dépendante de votre propre existence. Tout cela vous déstabilise et vous fait atteindre un nouveau degré à la fois de connaissance et de stupeur reconnaissante. Reconnaissante envers qui ? Il semble alors que votre « je » s’efface, oubliant l’ « ego » de votre être, pour mieux mettre en valeur votre « moi » qui prend lentement conscience d’une bonté imméritée qui vous affecte et vous élève délicatement et en douceur. Aucune violence, aucune rage dans ces moments saisissants ! Plutôt la sérénité, la paix ! Et votre cœur se gonfle d’une gratitude envers cette disposition gratuite et gracieuse à votre égard !

 

Cette expérience du sacré peut être solitaire, mais elle peut également se faire ressentir de manière collective. J’ai évoqué l’expérience faite à deux de la naissance d’un enfant. Un moment sacré peut aussi se partager entre bien plus de personnes. Je me souviens encore de l’émotion collective qui avait saisi les spectateurs dans la salle de l’auditorium de l’Université d’Ann Arbor lorsqu’au moment de Noël nous avions pu écouter l’oratorio du Messie de Haendel et que nous avions été invité à nous lever pour chanter tous en chœur l’Alléluia avec la chorale de l’Université. Des larmes ruisselaient lentement sur mes joues, et je remarquais que j’étais loin d’être le seul dans la salle à pleurer de bonheur en ce moment si fort, si transcendant, si « sacré » !

 

J’en viens à me demander si une certaine forme de rituel n’est pas souvent l’avenue qu’il faut emprunter pour arriver au moment sacré, soit individuel, soit en groupe. Dans le geste du faucheur, il y a le rituel de ce lent balancement du corps et du rythme qui l’accompagne. Ce rituel permet d’aligner l’un après l’autre avec méthode et efficacité les andains (les lignes parallèles) d’herbe coupée. Il y a tout le rituel de la préparation à une course en montagne : la préparation du sac, le choix des vêtements, la recherche sur la carte du parcours à prendre pour arriver au sommet, et le traditionnel piquenique hors du sac que l’on partage aves ses compagnons une fois arrivé au sommet.

 

En ce qui concerne l’accouchement dit « sans douleur », le rituel, c’est toute la préparation à l’accouchement par la technique de respirations avec des rythmes plus ou moins rapides et pour lesquelles le mari sert de « coach » (d’entraîneur) à son épouse. Il y a les rituels de la salle de spectacle, par exemple les silences requis pendant les intermèdes entre différents mouvements d’une pièce de musique classique, ou les applaudissements qui d’abord crépitent puis s’organisent à l’unisson pour provoquer des rappels et obtenir un bis. Quant aux cérémonies religieuses, je n’ai pas besoin de lister tous les détails qui tendent à ritualiser le moment sacré, il y en a tellement !

 

Très souvent aussi, des objets contribuent à sacraliser le moment et plus tard à conserver le souvenir du moment sacré auquel ils ont servi. Bien des années plus tard, j’ai retrouvé dans le recoin d’un hangar de la ferme où j’avais appris à faucher le silex qui permettait d’affuter la faux. Le fermier était mort depuis longtemps, et il n’y avait plus de lapins à nourrir, aussi ai-je demandé de garder cet objet que j’utilise maintenant pour affuter les couteaux de notre cuisine. Chaque fois que je l’utilise, je ne manque pas de me rappeler le moment béni de la fauche maîtrisée dans les prés de mon enfance !

 

Guy Trainar évoque avec éloquence dans son chapitre sur le sacré ce qu’il appelle « un espace intérieur vital qui s’inscrit dans la dynamique d’information à laquelle il adhère … et dans laquelle se filent en continu l’inerte, le vivant, le pensant, puis le sacré, dans la poursuite d’une possible communion avec le sens profond de l’univers. » Je le rejoins dans cette poursuite, mais moi je crois peut-être plus que lui que le sacré n’est pas un simple montage cérébral facilité par un ou plusieurs rituels accidentels !

 

 


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