…ÉLEVÉE…

Étape 79 / Mardi 14 juillet / Depuis Sarria jusqu’à Portomarin / 21 km

 

En sortant de Sarria, je longe une scierie, manifestement en train de débiter du bois d’eucalyptus. Cette essence qui provient d’Australie a un fumet très agréable. Bien que l’odeur soit différente, cela me rappelle les odeurs d’encens qui s’élevaient lorsque devenu enfant de cœur dans mon collège, on me donnait la responsabilité de l’encensoir. La fumée qui s’élevait après que le prêtre ait déposé un peu de poudre de ce bois précieux sur les braises maintenues rougies par un mouvement de balancier était très agréable à respirer. Et en même temps que s’élevait cette bonne odeur dans l’abside de la chapelle, la chorale entonnait un cantique en latin, nous, les enfants vêtus d’une soutane rouge en velours et d’un surplis blanc dentelé, nous devions joindre les mains et « faire le pot de fleur », c’est à dire ne pas bouger tout en arborant un sourire angélique.

 

Ainsi, dès un âge précoce, des mélanges subtils impliquaient tous mes sens pour élever mes pensées. C’était l’odorat par l’encens, l’ouïe par le cantique, le toucher par le velours, la vue par les gestes solennels du prêtre et plus tard le goût par celui de l’hostie. On imprimait en moi par des signes visibles et agréables l’idée d’une présence invisible et inexplicable sur l’autel. Au catéchisme, on m’expliquait que Dieu lui même était alors présent. Tout cela justifiait les gestes d’adoration et la pose angélique que l’on me faisait prendre pendant que le prêtre tournait autour de l’autel avec l’encensoir. À ces manifestations publiques, il est certain que ma jeune et petite cervelle était loin d’être insensible : je considérais comme plausible, sinon certain, tout ce que l’on m’enseignait.

 

Plus tard, l’adolescence et l’arrivée à l’âge adulte firent en moi ce qui arrive souvent au fruit qui mûrit : il est prêt à se détacher de l’arbre dont il a tout reçu. Et à cette période de leur vie, beaucoup de mes camarades se détachaient de ces enseignements de leur jeunesse. Je me mettais à questionner moi aussi les rituels odoriférants et pompeux qui accompagnaient l’indication de la présence divine. Je trouvais de plus en plus décalé, sinon même crypté, le langage de la plupart du clergé. L’imagerie vieillotte de la plupart des lieux de culte me devenait de plus en plus indifférente.

 

Je me serais complètement détaché sans les conseils de gens des plus sensés. Parmi ceux-ci, un prêtre jésuite qui avait longtemps connu notre famille, sut me faire comprendre que mes réactions étaient normales et qu’il fallait « laisser du temps au temps », surtout pour s’élever dans une relation à construire avec le Dieu des chrétiens. Plus tard, la rencontre avec celle qui allait devenir mon épouse, a été déterminante dans une analyse plus complète de l’important par rapport à l’accessoire.

 

Nous avons passé de longs moments à débattre de religion dans la période qui a conduit à nos fiançailles, et encore plus pendant celle de la préparation au mariage que nous voulûmes religieux : un vrai engagement devant Dieu et devant les hommes. Car Terry étant de tradition protestante presbytérienne austère et calviniste et moi même de tradition catholique, ni l’un ni l’autre ne manquait de questions dans les domaine de ce qui, en fin de compte, ne représente que le côté visible et extérieur des rites et des pratiques. Par exemple, l’encens sert-il à embaumer ou sert-il de moyen d’enfumage de votre libre arbitre ? Les prosternations et agenouillements divers quasi automatiques accroissent-ils vraiment l’aptitude à mieux vous élevez vers Celui que vous vénérez ?

 

Avec le temps, j’ai appris à reconstruire la logique de ce en quoi je sais qu’il est important d’accepter, et ce que je garde comme signe extérieur d’une tradition sans que cela devienne l’essentiel de ma pratique religieuse. Mon pèlerinage, jusqu’ici, a pris parfois les accents d’un vrai pèlerinage au sens religieux du terme, et à d’autres moments n’est devenu que l’itinéraire à suivre pour repenser ce qu’est Dieu pour moi. Jusqu’ici, j’accepte le visage de « sauveguide » que lui a donné Guy Trainar. Pour Guy, Dieu est de l’information spontanée et salutaire qui lui arrive au bon moment, du moins quand il y est attentif.

 

Guy, dans son livre plein de franchise, admet que le discours religieux trop souvent suranné l’a privé du sens initial qui en était la base. Ce discours a favorisé des comportements plutôt parasitiques et idolâtres là où il devrait y avoir du significatif et de la sobriété. Il questionne les vérités « dogmatiquement » établies à cause de la discordance des fondements sur lesquels elles s’appuient par rapport au monde qui l’a fait naître. Mais il garde la nostalgie de l’enchantement sage, poétique et sacré que, comme moi, il a connu par l’environnement religieux de sa jeunesse. Il ne veut pas non plus se laisser prendre au mirage d’une liberté totale et irréaliste. Il sait que l’envol, l’élévation vers des hauteurs plus panoramiques, nécessite de l’effort plus considérable que de planer dans du laisser aller !

Guy ne reconnaît aux mots transcendance, perfection, éternité que la valeur de concepts n’existant que dans l’entendement humain, mais absolument non vérifiables dans la nature et l’univers tel que nous le connaissons. Notre temps n’est en effet plus celui où avec l’éclosion d’une nouvelle religion dont l’effet était indéniablement bénéfique, l’élévation des populations se faisait en imposant une adhésion aveugle et une obéissance passive.

 

Dès 775, le roi des Francs avait institué « la loi du fer de Dieu » pour asseoir son autorité sur les Saxons. La loi était simple : « Choisissez le baptême ou la mort par le glaive ! » Cette approche absolument opposée au message chrétien aida ce « grand » Charles à fonder ce qu’on appela plus tard le « Saint-Empire romain germanique ». Charlemagne fut même canonisé par un faux pape pour plaire à l’un des empereurs de sa succession, Frédéric Barberousse. Charlemagne est encore vénéré, par certains au moins, comme « saint » alors qu’il ne fut déclaré « bienheureux » que depuis que le pape Benoît XIV au 18e siècle alla jusqu’à le béatifier à cause de l’engouement populaire autour de sa mémoire. Bien que l’Église l’ait, de nos jours, retiré de son calendrier, le mot saint est ici bien terni, n’est-il pas vrai ?

 

Alors, quitte à s’élever, il faut savoir vraiment prendre une hauteur respectable par rapport à une certaine pesanteur ecclésiastique encore discutable de nos jours. M’étant efforcé de quitter les couches basses de la lourde atmosphère encore trop dogmatique de mon Église, je veux apprendre à traverser les couches plus stratosphériques d’autres religions dans lesquelles tout n’est peut-être pas si léger par rapport au message chrétien.

 

Dans l’essor auquel m’invite Guy Trainar, je veux comme lui m’élever par un vol ni anti-religieux, ni a-religieux, mais plutôt trans-religieux ! Cet envol me fera-t-il monter joyeusement vers le divin ou au contraire vais-je m’abîmer irrémédiablement dans du terre-à-terre tristement profane ?

 

 


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