…DÉTAILLANT…
Étape 76 / Samedi 11 juillet / Depuis Vega del Valcarce à Triacastela / 31 km
J’ai attaqué allègrement l’ascension de la dernière chaîne de montagnes qui sépare la province de León de celle de la Galice. Le chemin a serpenté hier dans mon détour près de Pradela sous le couvert d’immenses noyers centenaires, puis la végétation s’est raréfié : des genêts bordent maintenant les derniers lacets qui conduisent au col de O Cebreiro. À peine passé de l’autre côté, côté ouest, donc plus humide, ce sont de riches futaies remplies de tapis de fougères qui vous accueillent. J’ai l’impression de pénétrer en Bretagne, et je comprends qu’il ait été prouvé que les habitants de ces contrées, les Galiciens, aient les mêmes origines celtiques que nos bretons. « Tout se tient ! », me semble-t-il …
Alors que plus bas dans la vallée virevoltaient les martinets, j’observe ici d’immenses vols d’étourneaux. C’est d’abord comme un nuage noir dans le ciel qui n’arrête pas de changer de forme. Il grossit ou se rétrécit au gré des changements de direction. Les oiseaux sont tous unis et groupés dans leur vol rapide. Dans certains virages, le nuage change de teinte et prend des nuances plus irisées. Je suis fasciné par les arabesques que dessinent ces sansonnets. Il ne semble pas qu’il y ait de chef de file. Mais il semble bien que tous les individus répondent instantanément et avec rigueur au même ordre : « À droite toute, à gauche lentement, en plongée à fond, puis remonter en douceur ! »
Qui dicte ce gracieux comportement ? D’où vient l’ordre auquel ils répondent ainsi à l’unisson ? À quelle volonté se plient-ils ? Ils émigrent harmonieusement vers une destination vers laquelle leurs ancêtres émigraient déjà et où ils savent qu’ils trouveront gîte et couvert ! Sans souci du lendemain, comme savait recommander Jésus à ses disciples : « Observez les oiseaux du ciel : ils ne sèment pas, ne moissonnent pas, n’engrangent pas dans des granges. Mais votre père des ciels les nourrit. » (Matthieu 6 : 26). Voilà que me revient en mémoire ce que l’on m’apprenait au catéchisme. On insistait que Dieu est partout, sait tout, dirige tout, dans le moindre détail.
Je me rebellai plus tard, ne pouvant voir Dieu comme un père Noël entrant au même moment toutes les cheminées de toutes les maisons du monde pour y déposer les cadeaux des enfants. Comment pourrait-il être partout à la fois ? Comment Dieu pourrait-il pénétrer tout individu, et par surcroît tout animal, végétal, minéral, chaque atome et chaque particule soi-disant libre et non localisable ? Comment chaque fait ou geste de ma personne serait-elle examinée ? Aurait-elle un quelconque importance, que dis-je, la moindre influence ?
Et pourtant, je me rends bien compte d’une certaine omniscience de la nature, en tout cas quand j’examine la loi de la gravitation universelle qui semble bien prouvée et irrémédiable : le moindre changement de position d’une masse a une influence sur une autre masse à distance. Toute particule est ainsi informée du déplacement d’une autre particule, dans une interaction dynamique et incessante. Alors, comme le disent les mystiques à leur manière, pourquoi pas admettre que « Tout se tient ! », et pas seulement la Galice et la Bretagne … Une telle admission m’obligerait à envisager un Dieu omniscient !
Si je refuse l’angle religieux, cette dynamique de l’univers où tout se tient ne peut pas avoir son origine hors de l’univers, mais seulement dans l’univers lui-même. Le mouvement aurait-il alors toujours existé ? L’idée d’un Dieu se reposant au septième jour, après avoir tout créé à partir de rien, ne serait alors que mythe et invention. Puis-je imaginer que le mouvement est éternel, une constante de la nature, un point c’est tout. La première nouveauté était-elle déjà … le mouvement ?
Incapable d’imiter l’univers sans cesse en mouvement, j’en tombe soudain de fatigue. Je m’arrête de marcher et je me repose un moment dans un délicieux carré de fougère fraiches et accueillantes, disparaissant de la vue des pèlerins qui continuent sur le chemin qui passe à quelques mètres. Quand je me réveille d’un petit assoupissement, je me réjouis d’observer toute la finesse du détail des fougères, de la répétition continuelle des mêmes lignes dans des symétries extrêmement précises, des plus larges rameaux aux plus petits. C’est le mouvement de la croissance saisi en instantané ! Oui, tout se tient, jusqu’au plus minime des détails !