…CONSCIENTE…

Étape 75 / Vendredi 10 juillet / Depuis Cacabelos jusqu’à Vega del Valcarce / 28 km

 

Les martinets tournoient dans le ciel et le font vibrer de leur sifflement à haute fréquence. Ce sont des oiseaux magnifiques à observer. Ils gobent des moucherons tout en volant à vive allure, slalomant au dernier moment pour les attraper. Ils sont capables, paraît-il, de dormir en vol lors de leurs longues migrations entre les zones tempérées de l’Europe et celle de l’Afrique australe. Moi, j’ai besoin de poser mon corps sur un lit pour remettre de l’ordre et dans mon corps, et dans ma petite cervelle. La nuit dernière, je l’ai fait au gîte municipal de Cacabelos, un nom bizarre qui fait jaser les pèlerins Français.

 

Le sommeil s’impose naturellement à toutes les créatures animales, et à un certain degré aux végétaux en période hivernale. Il confirme l’état de tension périodique auquel est soumis tout être vivant. Il semble que l’éveil, la recherche des combustibles nécessaires au métabolisme de l’organisme, la poursuite d’activités liées à la survie et à la reproduction, abusent et fatiguent rapidement l’esprit.

 

Les masses d’information en transit par les neurones dans le binôme matière-esprit du cerveau abusent sa capacité d’absorption. Périodiquement, celui-ci a besoin d’un état léthargique pour filtrer et réorganiser toutes les informations et pensées qui s’y sont accumulées. L’organisme devient inconscient, et ne reprend conscience qu’après le sommeil ! La conscience n’est donc pas facilement localisable, puisque le corps tout entier participe à sa restauration régulière, par du sommeil qui, pour être efficace, doit être régulier. Ceci dit, si ma conscience se répartit sur tout mon corps, j’ai l’intuition que ma petite cervelle est plus consciente que mon talon d’Achille. Quoiqu’une douloureuse tendinite pourrait bien renverser ces degrés de perception dans la localisation de ma conscience !

 

Et si l’on empêche le sommeil, les tortionnaires le savent bien, on affaibli considérablement la capacité de l’individu à être cohérent, à survivre même : amoindri, il sera moins capable de volonté. Son corps entrera relativement assez vite dans un état de dépérissement notoire et éventuellement fatal. Le prisonnier torturé se sentira de plus en plus « inconscient ». Il deviendra facilement manipulable et corvéable. Il deviendra vulnérable jusqu’à laisser tomber ses derniers espoirs de survie pour désirer la mort plus que le manque de sommeil !

 

Il y a donc des différences de niveaux de conscience chez un individu suivant son habileté à se reposer. Il y en a aussi entre individus. On sait l’ascendant que peuvent prendre les adultes sur les enfants, par exemple, dans les échanges d’information nécessaires à la survie des moins adaptés. Cela s’observe tout autant dans le règne animal à l’intérieur d’une même espèce. Et on peut sans doute catégoriser des niveaux de conscience plus ou moins forts d’une espèce vivante à une autre. Le martinet semble avoir plus de conscience que le moucheron dont il se nourrit, le lézard plus que la fourmi, la fourmi plus que le platane.

 

Ces degrés de conscience plus ou moins supérieurs s’étendent au règne végétal : les plantes carnivores qui savent se refermer sur un insecte ont sans doute plus de conscience qu’une plante de tournesol qui sait pivoter pour mieux présenter sa corolle au soleil. Je ne sais si quelqu’un a entrepris de faire une classification des échelles de consciences parmi tout ce qui est vivant, mais une chose me semble sûre : j’ai plus de conscience qu’aucun des cailloux déposés devant la Cruz de Ferro avant hier.

 

La conscience plus affirmée des espèces dites « supérieures » permet donc des échanges d’information entre individus, des influences mutuelles. L’humain se distingue par son aptitude à être conscient d’être conscient : une sorte de conscience au carré ! La conscience, c’est un peu l’ADN de l’esprit : activée par l’être vivant qui en est l’objet, elle rétroagit dans la perspective d’un continuel épanouissement. Elle pousse les neurones à se déployer de manière à rendre l’activité de penser de plus en plus adaptée et performante.

 

La pensée devient de plus en plus efficace, au point d’accéder à la conscience d’être consciente, tout cela au prix d’une dépense d’énergie que les scientifiques estiment ne pas être anodine. Petite lueur blafarde au sein de l’immensité matière-esprit de l’univers, la conscience qui se manifeste dans ma petite cervelle n’est qu'un état excité du champ total d’information. Cela voudrait-il dire qu’en ce petit point singulier, l’univers pense en moi ? Il me donnerait un tout petit peu de son énergie latente pour cela !

 

 


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