…D'UNE VIE…
Étape 74 / Jeudi 9 juillet / Depuis El Acebo à Cacabelos / 33 km
La soirée dans le petit village d’El Acebo a été fort sympathique. Elle a culminé avec un magnifique coucher de soleil au dessus des montagnes de l’ouest que nous allons bientôt traverser, puis un bon dîner en échangeant de bonnes histoires avec d’autres pèlerins. Un de mes compagnons a inventé une mélodie qui ressemble un peu à une marche militaire. C’est en sifflant avec vigueur cette marche que nous descendons ce matin vers la vallée et Ponferrada. Je ressens l’exaltation que donne le bonheur de marcher en bonne compagnie.
Des tas de bons souvenirs continuent à me revenir en mémoire. Ils me permettent de comparer ce que je découvre avec ce que j’ai déjà vu, ce que j’entends avec ce que j’ai aimé entendre dès mon enfance, ce que je hume avec d’autres odeurs qui remontent pour moi loin dans le passé. Effet libérateur de la marche, ces souvenirs se précisent : je peux identifier avec plus de précision quand j’ai vu telle ou telle fleur pour la première fois, où et quand j’ai entendu mon premier coucou, ou découvert le parfum obsédant du chèvrefeuille. Je compare ce que j’ai ainsi en mémoire aux ramifications d’un arbre qui puisent dans le sol inerte les nutriments qui lui permettent de vivre. Chaque souvenir se construit sur la base de souvenirs antécédents, et y reconnaît des nuances diverses, depuis le dernier jusqu’au premier : mon premier insecte, mon premier papillon, ma première luciole, etc : les racines de mon être, de mon « moi » m’aident aujourd’hui à mieux apprécier les qualités particulières de l’instant présent.
Cette image de l’arbre qui croît à partir du sol immobile et statique, me plonge encore dans cette recherche de la frontière entre le végétal vivant et le minéral inerte. C’est un domaine où la science est encore bien muette. On connaît avec précision tout ce qui se passe à l’intérieur d’une cellule vivante, on sait décortiquer certaines complexes spirales de l’acide désoxyribonucléique (ADN) qui enregistrent le patrimoine génétique d’une plante ou d’un mammifère, mais on ne sait pas encore ce qui permet le point de passage entre un sel minéral contenu dans la terre, et son absorption par la sève de l’arbre pour aller produire feuilles et fruits. Le corps humain est en grand partie constitué d’eau, mais à partir de quel moment l’eau que je bois devient-elle vivante en moi ?
Tout aussi déconcertant est le passage de la matière des petits cailloux choisi par le bec de l’oiseau pour aider sa digestion dans son gésier à la production et mise en forme de l’œuf qu’il va pondre au printemps. La coquille dont la forme oblongue va faciliter la ponte est d’une géométrie étonnante, mais ce qu’elle contient est d’autant plus étonnant : deux liquides gélatineux de couleur différente, l’un d’entre eux qui va rapidement s’organiser en un embryon solide se nourrissant du blanc avoisinant.
Le passage de l’inerte au vivant reproduisant l’aspect de la mère et du père ne peut se faire qu’à la condition qu’une fécondation ait eu lieu avant la formation de la coquille imperméable ! Où se situe-t-il ce seuil de la vie, imposant une rencontre spéciale entre deux êtres emplumés ? Car, en leur absence, les choses qui auraient pu devenir ne font que pourrir et redevenir de l’inerte (c.à.d. la différence entre un œuf qui peut éclore et un œuf pourri) ! Ce qui était organique va redevenir minéral, et cela sent souvent bien mauvais !
Si fécondation il y a eu, comment va se déterminer le sexe de l’oisillon ? Quels gènes dominants du père ou de la mère vont-ils déterminer son plumage, son chant et ses premiers réflexes ? Si un coucou est venu pondre dans le nid d’une fauvette, quel phénomène va permettre que la maturation de l’œuf de coucou soit plus rapide que celle des œufs qui se trouvaient déjà là ? Quel processus vital va déterminer que ce sera le jeune coucou qui cassera le premier sa coquille et qu’il aura alors le réflexe de basculer les autres œufs légitimes par dessus le bord du nid ?
D’une façon plus générale, qu’est-ce qui rendra capable le vivant de garder l’unité de son être et de son apparence, alors que sa nourriture matérielle ne fera que transiter en lui ? Y a-t-il vraiment en lui une ossature matérielle stable élaborée à partir de matériaux passagers ? À quel moment y a-t-il une autonomie de l’esprit par rapport à une telle matière en visite temporaire, mais encore capable de tenir au souvenir de l’individualité qu’elle rencontre ? L’esprit précède-t-il la matière ou est-ce l’inverse ? La lumière spirituelle créatrice est si bien chantée par le psalmiste de l’Ancien Testament qui, dans la traduction mot à mot de Chouraqui, s’adresse ainsi à IHVH-Adonaï [Yahvé père] : « Pas occulte, ma substance, pour toi, dont je fus formé en secret, brodé aux cryptes de la terre. Tes yeux ont vu mon embryon ; et sur ton livre les jours sont tous inscrits, avant qu’un seul ne soit formé. » (PS 139 : 15-16)
Mais peut-être cette lumière spirituelle n’est-elle que la mise en forme poétique d’un « champ d’information » où se trouvent déjà tous les ingrédients et l’énergie propre à l’apparition du vivant, et même du pensant ? Ce champ d’information équivaudrait alors à l’esprit, sans le divin ! La chimie organique obéit aux mêmes lois que la chimie minérale : le même genre d’atomes existant dans un œuf pourri autant que dans un œuf fécondé, l’opposition entre l’inerte et le vivant est vraiment très infime.
Et pourtant, une fois lancée, l’énergie nécessaire à la croissance ou le maintien du vivant est bien plus importante que celle nécessaire à la conservation de l’inerte. Et alors que le vivant est en état de déséquilibre continuel à cause de cet apport énergétique qui lui est essentiel, l’équilibre de l’inerte est bien plus stable et presque permanent. À tel point que l’on peut dire : « mort = inerte » et « vie = structure en équilibre précaire, bientôt destinée à redevenir inerte ».
J’ai longuement évoqué l’interdépendance matière-esprit depuis quelques jours en adoptant le principe que l’information est capable de les structurer de façon bivalente. Je me demande à ce point si tout est potentiellement vivant dans l’univers à condition qu’une structure suffisamment apte à héberger la vie permette au virtuel de passer au réel. C’est presque comme ce pèlerinage dans mon fauteuil ! Je me vois quelquefois réellement sur le chemin, tous les ingrédients de mes pensées me permettent de presque voir la réalité de ma marche, de ce que j’y retrouve et de ce que je voudrais ne jamais oublier !
Allons donc, la vie serait-elle en fait une propriété naturellement intrinsèque au binôme matière-esprit ? On a traditionnellement embranché ce qui est vivant sur l’inerte. Se pourrait-il que l’inverse soit plus exact ? L’inerte serait alors une insuffisance d’une dynamique universelle, non encore parvenue au seuil de déséquilibre suscitant la vie !