…EN MÉMOIRE…

Étape 73 / Mercredi 8 juillet / Depuis Murias de Rechivaldo à El Acebo / 33 km

 

La montagne, enfin ! Le montagnard que je suis siffle à tue-tête sur les premières pentes qui mènent au col de la Cruz de Ferro. Là, traditionnellement, les pèlerins déposent une petite pierre signifiant leur volonté de déposer le fardeau de leur passé au pied de la Croix de Fer qui domine le chemin. Ce geste tout simple est un vibrant hommage de reconnaissance, que dis-je, de confiance en Celui qui a voulu tout donner à l’humanité ! Se reconnaissant humblement fils de l’Homme, et en même temps étant désigné à plusieurs moments clés (et devant témoins) comme Fils bien-aimé du Très-Haut, il Lui fut donné la mission suprême de montrer jusqu’à quel point impensable Dieu aime l’aboutissement de Sa création, ce mélange d’inerte et de pensant que constitue l’humanité.

 

Cet « oint du Seigneur », le Messie attendu par les Juifs, le Christos (Χρίστος) des Grecs, porta sa croix jusqu’au mont Golgotha et y mourut en disant « Père, remets-leur [leurs fautes] : non, ils ne savent pas ce qu’ils font » (Luc 23 : 34), a révélé à quel point l’amour divin transcende la mort humaine. Car mort en humain, à cause des humains, avec les humains, son Père du ciel l’a élevé auprès de Lui et Lui a attribué la reconnaissance suprême d’une vie au delà du temps, après qu’Il Lui ait fait quitter le tombeau où on l’avait déposé.

 

L’onction (une application d’huile parfumée) était le signe symbolique que Yeshoua (Jésus), le fils de Myriam (Marie), avait été choisi pour cela. Mais pour Jésus, ce fut une onction par le souffle primordial. Voici la traduction d’André Chouraqui du passage où Jésus explique son onction dans l’évangile de Luc 4 :18-19 : « Le souffle [l’esprit] de IHVH-Adonaï [Dieu père] est sur moi ; il m’a messié [oint] pour annoncer le message aux pauvres, pour proclamer aux captifs : ‘Libération !’, aux aveugles : ‘Voyez !’ pour renvoyer libres les opprimés, et proclamer une année d’accueil par IHVH-Adonaï. »

 

  

Est-ce l’effort de porter mon sac jusqu’au col qui me fait revenir en mémoire ce Christ portant sa croix ? Or, hier, dans l’étape depuis Hospital de Órbigo jusqu’à Murias de Rechivaldo, je me suis arrêté avec mes compagnons de route dans l’église paroissiale de la Trinidad, au village de Santibáñez de Valdeiglesias. Il y avait là une « via crucis », un chemin de croix. Je montre ici l’une des stations, qui nous a beaucoup émus autant par sa sobriété que par la qualité des expressions gravées dans le bois.

 

Le chemin de croix, c’est une manière de garder « en mémoire » les moments ultimes de la vie de Celui dont si peu de personnes veulent aujourd’hui admettre la venue sur terre, il y a 2015 ans. La date est approximative, bien sûr, car ni le chronomètre, ni les journaux, n’existaient encore. Pourtant, ses compagnons d’alors, effarés, ont témoigné de Sa mort pour nous et à cause de nous. Ce qu’ils en ont raconté, ce qui a été laissé par écrit dans ce qu’on appelle la « bonne nouvelle » (εὐαγγέλιον), mérite méditation tout autant qu’un traité de cosmologie ou de mécanique quantique. La bonne nouvelle, c’est qu’Il ressuscita, qu’Il revint à la vie ! Et la mémoire de ce passage de Sa vie à la mort, mais aussi de Sa vie de « ressuscité » continue à être palpable à l’église le dimanche et en Église parmi les chrétiens.

 

Hier, en décortiquant ce dont est capable l’électron, j’ai réalisé aussi combien diverses formes de lumière peuvent être physiquement porteuses de mémoire, lumière qui, de l’inerte matériel de champs de matière noire, jaillit par l’immatériel de champs d’énergie jusqu’à former de la matière vivante et ultimement pensante ! Et aussi lumière qui atteint mon cerveau en y véhiculant de l’information. Ainsi, il n’y a plus trop lieu de s’inquiéter de ce qui vint en premier du cerveau ou de la pensée, de la matière ou de l’esprit. Nos anciens l’avaient compris en entourant d’une auréole de lumière la tête de ceux qui étaient plein d’ « Esprit » et aidaient à comprendre ce qui était à l’origine de toutes choses !

 

En se propageant à vitesse lumineuse, l’information ne se soustrait-elle pas à l’emprise du temps ? Ne peut-elle pas ainsi me faire apprécier un avant-goût d’éternité ? Ne suis-je pas autant « in-formé » sous forme matérielle que sous forme spirituelle ? Mon « moi » se construit par mon alimentation métabolique certes, mais surtout par la somme d’informations qui alimentent ma petite cervelle et font que je suis à la fois capable de souvenirs figés (mémoire de type photographique) que de développements dynamiques (mémoire de récits ou d’airs de musique). Deux types de mémoire, l’une qui me rend capable d’apprécier l’ornithologie (la reconnaissance des types d’oiseaux) et l’autre l’éthologie (la connaissance de leur comportement), et qui au final font que je me construis une certaine réputation à imiter le chant de tel ou tel volatile !

 

Réceptrice et émettrice, ma petite cervelle (sans doute par le sommeil) sait filtrer ce qui va en fin de compte établir la distinction du moi « Pierre Angleys » de toute autre personne. Ses deux types de mémoires me donnent autant la sensation du temps qui s’écoule que l’assurance de la construction de mon « moi » personnalisé ! Et si j’apprécie de plus en plus la joie de la vie, c’est parce que je ressens de plus en plus que mon enveloppe charnelle n’est que peu de chose par rapport à cette empreinte tout aimante venue d’ailleurs, capable « d’aimanter » mon « moi » jusqu’à le graver pour toujours.

 

 


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