…UN DIEU CRÉATEUR ?
Étape 70 / Dimanche 5 juillet / León
Qu’il est bon d’avoir un dimanche de repos à León ! Même si faire à nouveau face au brouhaha et au mouvement incessant d’une cité est véritablement une épreuve après le calme purifiant de la Meseta ! J’ai accompli 138 km pendant la semaine dernière, et c’était la dixième semaine de mon pèlerinage. Au total, j’ai parcouru 1 422 km depuis mon départ à la moyenne 20,6 km par jour.
Aujourd’hui, je visite la cathédrale Sainte Marie de León qui est une des plus belle de la chrétienté. J’admire ses immenses vitraux. Quel beau moment de lumière après l’obscur océan de mes pensées de la semaine écoulée ! Hier encore, j’essayai d’imaginer un « Envers » matériel comme ce qui se passerait sous la sombre surface de l’eau. Mon « je » y était tout engoncé, comme s’il avait fallu plonger pour y entrevoir de fugitives particules de matière dont la localisation était toujours incertaine. Aujourd’hui, comme remis à l’« Endroit », voici mon « moi » spirituel tout baigné de lumière.
Les teintes multicolores des 125 verrières de la pulchra Leonina (belle Lionesse ou Léonesse), le surnom latin donné à ce joyau gothique, n’arrêtent pas de donner vie à des rais de lumière chatoyante. C'est un vrai kaléidoscope à échelle grandiose. Comment fut-il possible de créer une telle symphonie visuelle ? Partout, les pèlerins et visiteurs qui parcourent la nef et les contre nefs s’arrêtent, s’assoient, se couchent même sur le dallage pour apprécier ces étoiles tombées du ciel à travers les gigantesques vitraux.
Quelle belle conclusion au parcours que je viens de faire depuis que je suis entré en Castille !
« Cheminer, ouvert à rien, ultime source avisée d’un Dieu créateur ? »
Itinéraire depuis Itero del Castillo jusqu’à León (10ème semaine).
Oui, me voilà de nouveau saisi par l’idée que je croyais avoir rendue caduque et taboue, celle d’un Dieu créateur. Car c’est bien à la gloire de Dieu que cet édifice a été créé ! C’est à Sa création que certains vitraux rendent hommage ! Nos artistes du moyen âge étaient pénétrés de cette vision d’un dieu unique à l’origine de toutes choses, ce Dieu créateur qui avait tout mis en place en six jours, et s’était reposé le septième. Pour eux, Il aurait tout créé à partir de rien.
André Chouraqui commence ainsi sa traduction de la bible pour décrire le premier jour de la création : « Entête Elohîms créait les ciels et la terre, la terre était tohu-et-bohu, une ténèbre sur les faces de l’abîme, mais le souffle d’Elohîms planait sur les faces des eaux. Elohîms dit: ‘Une lumière sera.’ Et c’est une lumière. Elohîms voit la lumière : quel bien ! Elohîms sépare la lumière de la ténèbre. Elohîms crie à la lumière : ‘Jour.’ À la ténèbre il avait crié : ‘Nuit.’ Et c’est un soir et c’est un matin : jour un. » (Genèse 1 : 1-4)
Et c’est cette lumière venue d’une étoile particulière, notre soleil, gigantesque masse créée à partir de rien, qui m’interroge aujourd’hui, dans ses tons d’arc en ciel. S’il existe vraiment, cet Elohîms, cette divinité plurielle hébraïque, il ou elle est vraiment très forte : créer « quelque chose » à partir de « rien », à partir du tohu-bohu ! Était-il donc Lui-même ce « rien », ce dieu Elohîms ? Oui, ou bien Dieu est rien, ou bien Il n’a pas créé à partir de rien ! Car avant l’acte créateur, s’il n’y avait rien, cela implique que Dieu était rien. Mais s’Il a commencé à créer, il fallait bien qu’il y ait quelque chose à partir de quoi créer, auquel cas cela Lui récuse la qualité de Dieu créateur. Il aurait été transformateur, tout au plus : je suis dans une belle impasse ! Comme l’impasse dans lequel se trouve ce rai de lumière dont les poussières oscillent sans cesse en un mouvement incessant depuis la surface du vitrail, là haut, jusqu’aux dalles du sol, aller, retour, aller, retour !
On comprend que pour expliquer l’inexplicable apparition du monde, la simple idée d’un dieu créateur à la fois capable du rien et du tout arrange bien les choses. Et jugeant un tant soit peu de la complexité de la nature de l’acte de création lui même, « ex nihilo », à partir de rien, il est tentant de vouloir Lui dresser une statue. Mais avec quel visage ?
Cet acte de création Lui fait passer de l’intemporel au temporel, et si je reprends l’idée du « tiers inclus », ma logique ternaire permet maintenant d’accepter comme cause de l’acte créateur Dieu lui-même. Il est capable à partir de l’indéterminisme primordial et intemporel de faire la transition en continuité vers un monde déterministe et temporel ! « Rien » ne signifie plus « rien en absolu », mais seulement « rien dans le temps » (celui d’avant la création), et ce rien là était dû à « quelque chose hors du temps » qui ne peut être autre que Dieu !
Voilà l’incontournable achoppement de la pensée traditionnelle et moyenâgeuse binaire, toujours butant sur la cause ultime qui par essence même est hors cause, et décidant d’en faire un acte de foi. La cause ultime étant hors de portée de la pensée humaine (complètement temporelle, en tout cas jusqu’à nouvel ordre !), il faut bien envisager qu’on ne peut voir les faces de la divinité plurielle, mystérieuse, intemporelle et décidément « incontournable » : on ne pourra jamais en faire le tour !
Alors, je bute en touche et sors de ce terrain de jeu inefficace du système de pensée aristotélien de l’antiquité, thomiste du moyen-âge, pour aller faire un tour du côté extrême oriental. Je ne veux plus chercher pourquoi, à l’origine, il n’y avait pas d’origine. Je vais plutôt me tourner vers le comment de l’origine primordiale, je vais remonter très en amont du « big bang ».
Une réponse à ce comment doit inclure l’échelle quantique où tout semble apparaître et disparaître (comme mes poussières dans le rai de lumière). Elle doit aussi inclure l’échelle cosmique : là, des irruptions massives de matière se font sans cesse au fur et à mesure de l’expansion de l’univers. Là aussi, de la matière disparaît sans cesse de façon massive dans des « black holes ». Ces trous noirs (voir illustration apparue dans Juste assez d’astronomie, par Joanne Baker – Dunod, 2011) ont été popularisés en 1967 par le physiciste John Wheeler (1911-2008). Wheeler utilise ce nom de trou noir pour décrire des puits de gravitation si intense que même la lumière y disparaît ! Ce sont des trous dans la toile de l’espace-temps, comme des paniers de basket qui ne vous rendraient jamais votre balle ! Même les photons de lumière qui s’en approchent de trop près n’en ressortent plus ! |
Apparition, disparition ! Des deux côtés, du plus petit au plus grand, il y a la possibilité que l’univers se manifeste en apparaissant de lui-même, ici ou là, « s’in-formant » peu à peu, et donc se donnant forme, en prenant du temps pour le faire, et en continuant de le faire dans la durée ! Ainsi, l’information pourrait-elle se substituer à l’Elohîms hébreu, au Dieu créateur, tout en préservant son rôle de « Verbe » qui lui est synonyme. Or, ce mot apparaît sous le vocable logos, λόγος, dans les premiers versets de l’évangile de Jean qui nous a été transmis originellement dans la langue grecque.
Voici ce texte dans la version mot à mot d’André Chouraqui : « Entête, lui, le logos et le logos, lui, pour Elohîms, et le logos, lui, Elohîms. Lui entête pour Elohîms. Tout devient par lui; hors de lui, rien de ce qui advient ne devient. En lui la vie la vie lumière des hommes. » (Jean 1 : 1-4)
Mon « moi » se nourrit de cette vie, de la lumière de la pulchra Leonina. Fermant les yeux, je me sens recréé dans mon rai de lumière, tout le contraire d’un trou noir. Je voudrai rugir de joie, comme un lion !