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Étape 68 / Vendredi 3 juillet / De Bercianos del Camino Real à Mansilla de las Mulas / 27 km


Tout droit … Tout droit … Le chemin d’aujourd’hui est d’un rectiligne incessant. Des platanes ont été plantés le long du chemin mis au patrimoine de l’Unesco et financé par l’Union Européenne en cette aride et quasi ultime longueur de la Meseta. Mais ils sont encore trop petits et manquent visiblement d’eau pour se développer adéquatement. Les sources doivent être en train de se tarir en ce début de juillet, tout est brûlé de soleil aux alentours, et moi aussi je brûle d’une mauvaise fièvre. J’ai dû boire de l’eau contaminée hier, car je me suis senti mal une partie de la nuit. C’est avec les boyaux en capilotade et un mal de tête lancinant que j’ai commencé mon étape de ce matin.

 

Pourquoi donc me suis-je lancé dans une telle entreprise ? Je me revois tout guilleret au départ du chemin, il y a près de 10 semaines. J’étais sûr d’avoir pris une bonne décision en me mettant en route pour Compostelle. Ah ! On m’avait bien prévenu que le pèlerinage ne serait pas toujours facile ! Aujourd’hui, j’en reconnais la difficulté : c’est une vraie douleur d’enfantement à laquelle je compare mon malaise du jour. Arriverai-je à accoucher de cette soixante-huitième étape ?

 

À ce moment, je n’en peux plus, je m’arrête à l’ombre d’un arbuste rachitique, j’enlève mes chaussures, et je me couche. Je me sers de mon sac comme oreiller, et je me mets à somnoler.

 

Les désordres de ma santé me font envier ces pèlerins qui passent en bien meilleure forme que moi, et qui me demandent si j’ai suffisamment à boire. Et moi, je ne veux rien. Je veux qu’on me laisse en paix, car je voudrais surtout dormir. Mes pensées sont vaguement délirantes. Je remonte dans le temps, et j’imagine les lieux d’origine de mes ancêtres, toujours beaucoup plus verts et bien plus frais en cette saison estivale. Je remonte dans le temps et dans l’espace. Alors que je transpire de chaud, j’imagine le froid interplanétaire, proche du zéro Kelvin absolu : je voudrais bien en comprendre le secret.

 

Je remonte plus loin encore aux origines de l’univers, ses certitudes et ses incertitudes. Par extrapolation mathématique, de façon théorique, on croit bien que cet univers est né il y a 13,7 milliards d’années. Et on lui suppose, au moment du « big bang », des dimensions ridiculement petites (10 millions de milliards de milliards de fois plus petit qu'un atome d'hydrogène), et une température incroyablement élevée (100 millions de millards de milliards de degrés). Me voilà moi aussi sur mon sac, tout recroquevillé en position de fœtus, les mains coincées entre mes cuisses, et la tête trop pleine de température ! Dire que cette Terre sur laquelle je gémis fait partie d’un système de planètes avec le soleil en son centre et que l’on estime avoir été formé il y a 4,5 milliards d’années ! Comment l’âge de l’univers pourrait-il être seulement à peu près 3 fois plus vieux que celui de la Terre ?

 

N’y aurait-il pas eu un autre univers avant ce lui que nous étudions aujourd’hui ? Un pré-univers ? Pourquoi pas plusieurs, en fait ? Des proto-univers ? Chacun serait né d’un Grand Boum, se serait diffusé puis contracté à nouveau jusqu’à un autre Grand Boum, dans un cycle d’expansions et de coalescences successives. Ont peut concevoir de tels univers précédant le nôtre, créés à partir d’une étoffe bien plus ancienne que 13,7 milliards d’années. Ils ne se seraient pas révélés viables, alors que le nôtre, par réglage ultra fin et inexplicable, est arrivé à la vitesse d’expansion idéale. Cette expansion a permis l’éclosion du vivant, et même du pensant, capable de relire le moment d’origine de son univers, mais incapable de trouver la moindre trace des proto-univers qui l’ont précédé !

 

Ainsi, depuis le chaos et le désordre, serait venu de l’ordre. À partir du mouvement et de la discontinuité serait venue de la continuité. Depuis rien et néant serait apparue la matière. Depuis froid et inerte seraient apparues chaleur et vie. Entre êtres organiques surgis à foison, mollusques, dinosaures et lémuriens est venu l’être humain. Sa potentialité est inexplicable avant sa conception, sa source se réserve l’anonymat et se refuse d’expliquer son essence, mais il est bien là, l’être humain, être capable de penser au non-être, et bien triste de songer à sa propre finalité, tant il peut avoir le goût de la vie !

 

Est-ce pour compenser la tristesse de ma mortalité que le faible humain que je suis aujourd’hui rêve à cette continuité entre le « rien » et le « quelque chose ». Je cherche la joie d’une source qui n’est pas chaotique, mais qui au contraire a orienté tout ce désordre. Est-ce mon « je » qui me parle, me voulant l’aboutissement de quelque chose en expansion depuis le fond des âges, et cherchant à me libérer de ma fièvre passagère ? Ou bien, est-ce mon ego qui me torture et me tord sur moi-même, me colle au sol par un effet de gravitation qui aurait déjà condamné des proto-univers à se replier sur eux-mêmes ?


Suis-je, avec mes compagnons pèlerins (qu’ils le savent ou non !), attiré par l’Alpha vers le point Oméga ? Suis-je à la frontière d’un mystérieux « Endroit » au delà de l’ « Envers » perceptible de ce monde, de cette nature où je geins ?

 

De même que le bord du tableau, dit si bien Guy Trainar, n’est pas dans le tableau, ce qui se produit dans la nature a-t-il sa source dans la nature ?

 

« Avez-vous besoin d’eau ? ». Voilà que je me réveille et entrevois un couple de pèlerins néerlandais attentivement penchés au dessus de moi. Elle, sous un chapeau de paille, me sourit très agréablement. Et lui, très prévenant, me tend bientôt sa gourde. Cette eau sera-t-elle plus sûre que celle que j’ai bue hier ? À quelle source a-t-elle été remplie ? Mais je ne fais ni une, ni deux : j’abandonne l’Alpha et l’Oméga, je souris en retour, et je bois à grandes goulées ! Et décidément, merci, effet de compassion, j’ai l’impression que tout rentre dans l’ordre …

 

 


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