CHEMINER…

Étape 64 / Lundi 29 juin / De Itero del Castillo à Población de Campos / 19 km


Le moment fort que j’ai vécu, samedi soir et dimanche, m’a fait presque hésiter à repartir. J’étais si bien dans cet ermitage, auprès de Mamma Alba et de mes compagnons et compagnes pèlerins. J’avais comme atteint un nouveau sommet dans mon pèlerinage. Ce devait être le sentiment de Pierre, Jacques et Jean sur le mont Thabor après avoir vu leur maître Yeshoua, celui qui sauve, dans un état glorieux, accompagné des prophètes clés de l’histoire sainte des Juifs : Moïse et Élie. Les braves pêcheurs se sentaient tellement bien que Pierre proposa de dresser des tentes pour abriter ces illustres personnages. Ils voulaient, je pense, ainsi profiter plus longtemps de leur présence (Matthieu 17 : 1-13).

 

Mais mes compagnons se sont déjà remis en route. Mamma Alba s’est levée plus tôt qu’eux pour prononcer une prière de bénédiction à leur départ. Et je me décide moi aussi à quitter ce lieu où j’ai connu un enchantement hors de coûtume. Il est nécessaire de couvrir autant de chemin possible avant que le soleil ne frappe trop de ses rayons ardents les ondulations blondes de la meseta couverte de blé et sans ombrage.

 

Mais pourquoi a-t-il fallu que le « camino frances », le chemin ancestral des pèlerins venant de France, emprunte un itinéraire si exigeant ? Pourquoi franchit-il les Pyrénées plutôt que de les contourner à l’ouest ? En se rapprochant de l’Atlantique, il aurait évité et les montagnes et les zones désertiques que je traverse maintenant. Il aurait pu aller plus directement au but, Santiago. Fallait-il des lieux en hauteur ou peu peuplés pour justifier la démarche religieuse ? Fallait-il nécessairement inventer des monts Thabor et des retraites au désert pour faire du chemineau lambda un véritable pèlerin ?

 

Et moi, sans l’épreuve des chemins escarpés, sans le recueillement rendu possible en m’écartant des zones habitées, aurais-je pu ressentir ces petits miracles qui sont venus ici ou là bénir mon parcours ? La chute rendue anodine avant Rocamadour ? Le début de tendinite évaporé après Roncevaux ? Le moment éthéré de communion à l’ermitage San Nicolás ? Me suis-je adapté à ce rude chemin, ou bien est-ce lui qui me façonne ? Le cheminement intérieur que j’ai connu jusqu’ici, aurait-il été possible en suivant un tracé moins contraignant ?

 

Je voulais, en partant, voir plus clair entre l’accumulation d’éducation chrétienne entassée dans mon jeune âge et les connaissances que je me suis acquises depuis : certaines de ces connaissances portent sur d’autres modes de religion ; d’autres se rapportent au progrès de la science. J’ai pu honnêtement remettre en question l’anthropomorphisme de certains visages du Dieu dont s’est targuée trop longtemps une certaine Église passée au service de souverains temporels : un Dieu « personne » s’imposant par la crainte, par l’absolu, par le biais d’une révélation aux accents tautologiques et autoréférentiels. Mais voulant goûter pour un temps la liberté du nihilisme, j’ai connu brouillard, tâtonnements et errances : même la science n’a pas su me satisfaire dans sa description cosmologique où l’espace et le temps devenaient élastiques, et le positionnement précis incertain.

 

Mon cheminement m’a conduit à trouver plus réaliste l’accompagnement d’un souffle plutôt qu’un visage aux traits devenus indécidables. Il ne fut pas obstinément absent, alors même que je me complaisais à douter de Lui, ce Dieu « esprit » ! Il s’est même, de façon bienveillante, employé à me guider et me sauvegarder. Ce Dieu « sauveguide » et compréhensif a su me donner l’occasion de me réjouir par la douceur d’un accueil jusqu’ici inégalé, partagé de façon très intense et en fort bonne compagnie.

 

Dame Nature elle-même, à certains moments par sa riche diversité, à d’autres par sa monotone régularité, a su faire gonfler en moi des inspirations si inattendues et si originales que j’ai soupçonné là aussi qu’un souffle révélateur venait d’ailleurs. J’ai même cru que l’humain, par la noosphère, pourrait contribuer à l’émergence d’un monde où l’entraide pourrait contrebalancer la guerre et les catastrophes.

 

Et je m’aperçois que me reviennent fréquemment en mémoire des passages bibliques qui savent accorder des images de « la révélation » (la Bible) avec du ressenti dans mon chemin. De quoi vraiment s’émerveiller, et de continuer avec espérance l’aventure de ce cheminement ! Il est long ce cheminement, plus ardu depuis ma tête jusqu’à mon cœur que depuis la France jusqu’en Galice (province de Compostelle), mais qu’importe, il est de plus en plus beau !

 

 


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