…UN DIEU INDÉCIDABLE ?
Étape 63 / Dimanche 28 juin / Itero del Castillo
Je n’ai jamais reçu un accueil aussi agréable et si plein d’affection que celui qui m’était réservé hier soir en pénétrant dans « l’albergue de San Nicolás de Puente Fitero ». Ce gîte Saint Nicolas est tout près du vieux pont Fitero, le pont roman sur le rio Pisuerga qui sert de lien entre la province de Burgos que je vais quitter, et celle de Palencia où je vais pénétrer. Cette rivière marquait aussi la frontière d’autrefois entre les royaumes de Castille et de Léon. J’ai fait 130 km depuis Santo Domingo de la Calzada pour y arriver.
Itinéraire depuis Santo Domingo de la Calzada jusqu’à Itero del Castillo (9ème semaine).
Le gîte est maintenant tenu par une confraternité italienne dont le siège est à Pérouge en Italie. Imaginez un bâtiment rectangulaire pratiquement sans fenêtres. C’est un ancien hospice datant de 1160, tout d’une seule pièce. Il abrite dans sa partie orientale une jolie abside romane surélevée. C’est là que mamma Alba (maman Alba, en italien), notre hospitalière originaire du Piémont, nous a lavé les pieds, comme Jésus a lavé les pieds des apôtres le soir du Jeudi Saint. Nous, c’étaient moi et une douzaine d’autres pèlerins qui avions décidé de nous arrêter pour la nuit dans cet ermitage tout simple.
Mamma Alba a confié à certains d’entre nous la lecture de la prière d’accueil qui fut dite en plusieurs langues. Et pendant qu’elle se penchait pour nous laver les pieds à la manière antique, avec broc d’eau, bassine et savon à l’huile d’olive, nous chantions un cantique où il était question d’accueillir toute personne comme si le Christ lui-même était arrivé, déguisé en pèlerin. Nombreux parmi nous pleuraient, tant ils étaient touchés par la simplicité et la douceur de ce rite si simple et si fort.
Cette cérémonie, vraiment émouvante, fut suivi du partage d’un plat de spaghetti comme seules les mammas transalpines savent les préparer, accompagné de pagnotes (boules de pain à l’italienne) et d’un bon vin de Castille. Inutile de dire que ceux qui étaient là tissèrent des liens très forts entre eux dans la soirée qui suivit, devisant, partageant leurs émotions, et comprenant ce que le mot eucharistie veut dire ! Aujourd’hui, nul besoin d’aller chercher une messe à l’église locale d’Itero del Castillo : je suis encore en communion avec tous ceux que j’ai rencontrés ; je comprends l’impression ressentie par les pèlerins d’Emmaüs, quand ils réalisèrent que Jésus lui-même les avaient accompagnés en chemin ! (Luc 24 : 13-35)
Qu’importe l’espace qui s’est contracté en cette pièce commune et sombre où les éclats de rire fusaient à la lueur des bougies ! Qu’importe le temps qui s’est dilaté en un grand moment de bonheur et d’intimité ! Si Dieu est intemporel et indécidable, ce n’est ni dans l’univers, ni dans le passé, ni dans le futur plus ou moins proche qu’il faut aller le chercher ! Mais il faut Le remercier pour le moment présent, ce temps rempli de Sa présence et que la science ne peut décortiquer. Mieux vaut cette indétermination qu’Il nous réserve. Plus sûr est ce concept d’absolu en ce qui Le concerne, absolu inatteignable mais perceptible en certaines circonstances comme celle que je viens de vivre, le plus librement du monde !
Perché sur le parapet du pont Fitero, la gorge encore serrée d’émotion, je regarde filer l’eau entre les roseaux. Je me dis que même si je ne vois pas le fond de la rivière, rien n’interdit de penser que ce fond existe. De même, Dieu est invisible, mais rien ne permet de conclure à son inexistence. Inversement, le fait que je puisse concevoir son existence, la sentir même parfois, ne prouve pas qu’Il existe. Si Dieu est à la fois Un et Tout, Il est unique parce qu’Il est l’ensemble de tous les ensembles, et Il est donc indécidable car au moment même où je pourrais imaginer un tel ensemble, je peux encore trouver un élément décidant de ne pas vouloir en faire partie : un athée qui tient à son droit de se tenir hors de portée de Dieu ! Au final, Dieu n’est subjectivement décidable qu’en pensée, et c’est mieux ainsi !
Des millénaires de questionnement n’ont pas permis de trouver un accord unanime sur la possibilité de ce que Dieu peut être, s’Il est. Il n’a pas la même valeur de vérité pour tout le monde. Et moi, en cette dernière semaine, j’ai fait le bilan suivant :
« Liberté, fragilisant à l’absurde un désert spatio-temporel, cause d’un Dieu indécidable ? »
Ô liberté, liberté chérie ! Tu me laisses encore voir un tas de cailloux plutôt qu’un visage plus visible et bien en relief pour Celui qui est ma quête depuis 9 semaines en 63 étapes (1304 km depuis les environs de Morestel). Mais ai-je vraiment besoin d’un dieu compréhensible, du moment que la prière, que je tiens à continuer à faire, me permette une rencontre avec un Dieu compréhensif ?
Tellement compréhensif qu’au moment où j’en avais le plus besoin dans mon désert où espace et temps devenaient de plus en plus flou, ce Dieu indécidable m’a invisiblement ramené au concret d’une expérience de purification (lavement des pieds), de partage (avec pain et vin), et de remerciements et de joie en commun (eucharistie). Un autre petit miracle, nul doute ! Tout aussi magnifique dans sa simplicité que ce bien plus grand miracle accordé à tous et qu’on appelle liberté …