…UN DÉSERT…

Étape 60 / Jeudi 25 juin / De Burgos à Tardajos / 11 km


J’ai oublié de citer une autre absurdité de mon étape d’hier : il faut acheter un billet d’entrée pour aller prier dans la nef de la cathédrale de Burgos ! Mes compagnons pèlerins protestants ont trouvé cela scandaleux, et j’ai protesté avec eux ! Mais aujourd’hui, je sens que je vais me dépouiller de toute cette absurdité causée par l’exploitation humaine. Car je vais pénétrer sur le plateau nord de la Meseta ! Les paysages s’y caractérisent par des horizons démesurés que rien ne vient interrompre. Çà et là, quelques villages aux tons terreux, tassés autour de leur château fort, entre les lignes à peine marquées de hauteurs calcaires dépourvues de végétation : c’est le désert, ou presque ! Mon étape sera courte, mais purifiante !

 

Ô bonheur du silence d’une nature tout d’un coup aride et presque nue ! Voilà bien qui met en relief ma propre nudité spirituelle, celle avec laquelle je me bats dès que je veux rejeter le mot même de Dieu ! Vouloir faire comme Toto, vouloir décider de croire à la non-existence de toute divinité parce que rien n’en donne l’évidence, cela dénude, oui, et le silence même commence alors à faire beaucoup de bruit ! Celui de mes pas sourds qui maintenant soulèvent un nuage de poussière plâtreuse ! Celui de ma respiration et même de mes battements de cœur que j’entends dès que je fais halte pour écouter s’il y a le moindre oiseau dans ces étendues sans arbres ! J’imagine en fait des bruits, plus que je n’en entends, et je crois voir des reliefs suspendus au dessus de l’horizon : ce sont des mirages, accentuées par la chaleur cuisante qui s’installe au fur et à mesure que le soleil monte sur ma gauche.

 

C’est surtout dans les lieux désertiques que se sont bâtis les élans mystiques des grandes religions moyen-orientales. Le silence, le dénuement et l’isolement y ont été propices à des questions simples, fondamentales. S’y ajoutait la présence de la mort, plus palpable dans le dessèchement des cadavres ou le blanchiment des os rencontrés ici ou là. L’inerte rend plus sympathique toute forme de vie que l’on rencontre, du rare scinque à trois doigts (qui ressemblée à l’orvet) à l’étrange scarabée rhinocéros.

 

Le désert semble vous rendre plus respectueux et plus reconnaissants d’être en vie. Ce sont sans doute des raisons pour lesquelles tant d’ascètes et d’ermites s’y sont de tous temps retirés pour mener une vie plus conforme à leur désir de sainteté. Ils y ont plus facilement confronté les objets de leurs craintes, qu’ils ont nommés démons. Tout en rejetant ces angoisses naturelles, ils se sont plus ouverts à l’amour du peu de chose qui apporte la vie : la source d’eau, le figuier de barbarie, la graminée éparse qui peut nourrir vos chèvres et l’œuf de perdrix qui vous semble un repas de fête ! Le désert rend plus observateur aussi : c’est dans des déserts que l’on rencontre les premiers pictogrammes, incisions cunéiformes ou hiéroglyphes qui servirent ensuite à construire les premiers alphabets.

 

Le désert privilégie donc l’attitude méditative. Il accentue notre rude condition d’exilé pour un temps sur cette terre, dans cette vie où il faut accepter la sueur de l’effort. Il permet aussi de mieux faire apprécier la récompense d’une goulée d’eau fraîche pour étancher une soif, quitte à partager ce qui reste au fond de votre gourde avec le pèlerin imprévoyant. De la générosité découle le pardon ! Et le rude nomade est connu pour son sens de l’hospitalité autant que pour la profondeur de sa sagesse : l’insensé ne survit pas longtemps au désert ! L’accapareur égoïste non plus !

 

Ebloui un peu trop par la lumière des pères du désert, je la compare à la pénombre de mes origines montagnardes. Je me dis que mes rudes ancêtres dans leurs contrées alpines connurent aussi leurs terreurs naturelles et leurs démons. Eux aussi furent confrontés à la nécessité de l’hospitalité et de l’entraide. Et dans leurs forêts plus généreuses, leurs climats plus contrastés, ils ont appris à panser leurs maux mieux que par la résignation tournée vers la prière et la promesse d’un hypothétique salut.

 

Au désert, il y n’y a presque rien pour survivre. C’est là où l’on connaît trop la faim, la soif, la chaleur hébétante du jour, le contraste glacial de la nuit. C’est là aussi qu’il est plus facile d’entendre une voix vous susurrer : « Abandonne tout et suis-Moi ! » Cette invitation est plus inaudible dans la plus complète munificence d’un couvert forestier gorgé de ressources, dans la gratuité des saisons qui permettent la croissance reproductible des noyers ou des châtaigniers, de la vigne et des plantes médicinales plus variées ! Aussi suis-je écartelé entre l’abrupte religion du désert et la généreuse culture de la forêt alpine (au sens figuré comme au sens propre).

 

Au désert surgissent des mythes. Ceux du jardin d’Eden y sont nés. Mais à la montagne, les adrets ou ubacs plus ou moins boisés imposent recherche et explications. La science s’y est développée plus nécessairement que là où l’inerte primait sur le végétal, à tel point qu’elle a pu donner à ceux qui la pratiquaient ou ceux qui utilisaient ses découvertes une impression d’autosuffisance qui pourrait se passer de religion. Hitler concoctait ses desseins de conquête depuis son nid d’aigle de Berchtesgaden, au milieu des Alpes bavaroises, là où les sciences de la chimie et de l’énergie ont fait de formidables bonds en avant. Il admirait des paysages à couper le souffle, et il y signait des décrets d’extermination des juifs, sûr qu’il était de contribuer au progrès de la race humaine : quelle horreur !

 

Deux mille ans plus tôt, l'hébreu Jean le Baptiste s’était retiré dans un coin de désert traversé par le Jourdain pour prêcher la repentance et préparer la voie à quelqu’un qui ouvrirait la porte du Ciel : quel bonheur !

 

Néant désertique et certitude de l’absolu contre Envers et Endroits de nos massifs inquiétants ? En quel coin perdu vaut-il mieux naître ou sur quel flanc de nos montagnes ? Comme si on avait le choix ! … Voilà sans doute une absurdité de trop !

 

Le soleil de la Meseta t’échauffe-t-il trop la tête, pèlerin Pierre ?

 

 


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