…À L'ABSURDE…
Étape 59 / Mercredi 24 juin / De Santovenia de Oca à Burgos / 24 km
Une jeune personne n’a pu se mettre en route ce matin. L’enflure qu’elle montre derrière le talon sous la cheville a été diagnostiquée. C’est sans remède immédiat : une tendinite, il faut s’arrêter de marcher, il faut se reposer. C’est en pleurant l’absurdité d’avoir à interrompre son pèlerinage auquel elle tenait tant qu’elle monte dans le taxi qui va l’emmener à la gare de Burgos. Là, elle reprendra un train pour la Catalogne, la province d’où elle vient. Nous autres, pèlerins encore vaillants qui avions fait connaissance avec elle depuis plusieurs étapes la voyons partir avec un grand serrement de cœur.
Ainsi, d’un jour sur l’autre, nul ne sait ce qui peut arriver, ce qui va nous tenailler. Pour le pèlerin interrompu dans sa quête, la première réaction est que la vie n’a plus de sens. Elle effleure l’absurde. Je ressens de nouveau la fragilité de mon existence en m’émouvant du sort de notre gentille Catalane forcée au repos. Cela renforce mon impression que malgré la liberté qui semble nôtre, notre devenir toujours incertain peut nous faire voir la vie en noir et peut conduire au désespoir.
Commencer une œuvre, ne pas pouvoir la terminer, subir le choc de la séparation d’avec des êtres que l’on a appris à apprécier : où donc nous conduit l’absurde des entreprises sans lendemain ? Que restera-t-il de ma vie si je perds tout espoir d’élévation future ? Pourquoi donc me contraindre si aucun intérêt supérieur n’est à envisager après l’effort ? Moi aussi, je me demande pourquoi je devrais continuer ma marche …
À maugréer ainsi, tout semble se liguer pour me prouver l’absurdité de ma démarche. C’est d’abord un caillou qui s’enfile dans ma chaussure que je croyais pourtant bien serrée et ficelée ! C’est la puanteur d’une tannerie près de laquelle le chemin passe en entrant dans la zone industrielle de Burgos ! C’est l’horreur du béton et du bitume de la ville qui vous abîment la vue et font monter la température de plusieurs degrés ! C’est l’interminable distance jusqu’au gîte qui se trouve être à l’autre bout de cette bruyante ville ! Certains pèlerins trichent et prennent un bus pour finir l’étape ! Absurde ! Absurde !
Et voilà tout à coup que je passe devant la statue de Rodrigo Díaz de Vivar, mieux connu dans la littérature française sous le nom de El Cid Campeador (qui veut dire « Le Seigneur Champion »). Ce personnage se découvre dans la fameuse tragédie de Pierre Corneille (1606-1684), écrite en 1636. Beaucoup, à ma génération en tout cas, connaissent le dialogue fameux de l’acte I, scène 5, entre le père et le fils. On nous le faisait apprendre par cœur au collège. Don Diègue : « Rodrigue, as-tu du cœur ? » – Don Rodrigue : « Tout autre que mon père l’éprouverait sur l’heure ! »
Et toi, pèlerin Pierre, as-tu du cœur ? Si tu prends la vision nihiliste et décide que Dieu est absent, à quoi donc vas-tu te cramponner pour sortir de l’angoisse et du marasme qui t’étreint ? À ton sens de l’honneur ? Ce serait faire comme Don Rodrigue, dont la statue triomphante donne enfin à cette ville de Burgos un éclat glorieux. Mais à quoi peut-il bien servir ce sens de l’honneur ? N’est-il pas absurde lui aussi ? Regarde le nombre absurde de gens morts pour l’honneur pendant la première guerre. À quoi servaient ces mort inutiles, sinon gonfler l’ego de quelques empereurs et patriotes jusqu’au-boutistes ?
Tout peut sembler devenir absurde. D’un côté, les religieux qui vous disent : « Ceux qui excluent Dieu ont bien raison de trouver le monde absurde, il n’y a plus rien pour les motiver à vivre » … De l’autre, les antireligieux qui étouffent la question de Dieu en faisant remarquer que les religieux qui s’appuient sur leur livre sacré affirment : « Dieu existe puisque la Bible le dit ; et il faut croire la Bible parce c’est la parole de Dieu » ! Autant jouer avec les enfants à « papier – caillou – ciseaux » ! Je tourne de nouveau en rond. Tous les beaux mots sur lesquels je m’appuie peuvent s’effondrer eux aussi. L’autoréférentiel, la circularité et l’enfoncement vous guettent, une fois qu’on s’embarque dans une spirale plongeante.
Tout m’angoisse donc aujourd’hui, et finalement, ou bien dois-je faire appel au calmant opiacé de la religion pour me calmer, ou bien ignorant la religion, je dois réagir de moi-même à cette peur de l’absurde en la tournant en dérision. Ainsi Toto, qui ne croit en rien, dit très fort : « Croire est absurde ». Ce à quoi son père subtilement rétorque en disant : « Mais alors, Toto, en quoi crois-tu ? » – « En rien, puisque c’est absurde de croire ! », dit Toto. « Ah, tu vois », dit le père, « ce n’est pas si absurde de croire en quelque chose. Toi au moins, tu crois en rien ! Mais explique moi, ce quelque chose qui n’est que rien pour toi, est-il plus absurde que Dieu en qui tu ne crois pas ?»
C’était la manière paradoxale des sophistes du temps de Platon. Épaminondas le Crétois dit : « Tous les Crétois sont menteurs » … mais Épaminondas est un Crétois ! De deux choses l'une : ou bien Épaminondas dit la vérité et dans ce cas … il ment (puisqu'un Crétois ne peut dire la vérité) ; ou bien Épaminondas ment et dit alors la vérité (les Crétois sont bien des menteurs).
Je remarque combien paradoxe et dérision, qui semblent guérir de la peur de l’absurde, sont perverses, car s’ils permettent de cacher l’angoisse existentielle, ils ne font pas progresser d’un iota vers la vérité. La dérision est comme un ballon de baudruche qui se gonfle, et qui risque d’exploser quand il dépasse un certain volume. Il semble que le taux d’accidents mortels et de suicides est plus élevé parmi les comiques (Fernand Raynaud, Achille Zavatta, Coluche, Robin Williams).
En Suisse, une étude portant sur plus de 3 millions de personnes a montré en 2010 que le taux de suicide des athéistes (39 sur 100 000) était presque le double de celui des catholiques (20 sur 100 000), et ce chiffre statistiquement questionnable est à rapprocher du fait que les taux de suicide dans les pays catholiques à forte cohésion sociale comme l’Italie et l’Espagne (6 à 7 sur 100 000 entre 1999 et 2010) est assez inférieur à celui de l’Union Européenne (10 à 11 sur 100 000 entre 1999 et 2010).
Bon, voilà bien que j’ai assez parlé d’absurde et de suicide, et je cherche à sortir de ma triste spirale. Serais-je finalement d’accord avec le surréaliste Jacques Rigaut (1898-1929) qui se suicida d’une balle au cœur : « La vie ne vaut vraiment pas qu'on se donne la peine de la quitter » ? En arrivant au gîte de Burgos, je me rase uniquement la moitié droite de mon visage où la moustache et la barbe ont bien poussé depuis mon départ. Je me pavane ainsi en expliquant que j’ai laissé de quoi me protéger des rayons du soleil côté sud en marchant vers l’ouest. Vous me suivez ?
Pierre X. Angleys, absurde demi-barbu (« égoportrait » - i.e. « selfie » - photo prise le 24 juin 2005 au gîte de Burgos).