…FRAGILISANT…

Étape 58 / Mardi 23 juin / De Tosantos à Santovenia de Oca / 22 km


« Le vent qui souffle à travers la montagne me rendra fou ! » C’est un très beau poème qui fut remis en musique par le chanteur Georges Brassens (1921-1981). Il avait légèrement modifié le texte de la poésie Gastibelza du poète Victor Hugo (Guitare – pièce XXII du recueil Les rayons et les ombres publié en 1837). Le refrain de Brassens me hante aujourd’hui, et vous allez voir pourquoi.

 

J’ai eu, après une longue étape d’hier pendant laquelle je me débattais avec le mot liberté. Je suis entré dans la province de Burgos après Grañón. La journée, toujours de plus en plus chaude, s’est terminée par un orage. Elle fut suivie d’une très belle soirée, un moment presque magique, au gîte de Tosantos, accueilli par des « hospitaleros » (hospitaliers – ceux qui tiennent le gîte). Ceux-ci furent vraiment hors de l’ordinaire. À tous ceux qui le voulaient, ils ont fait chanter des cantiques dans une pièce aménagée en chapelle. Puis ils nous ont servi un énorme plat de pâtes qui m’a requinqué, et j’ai admiré leur libre et humble choix de vivre simplement, en souriant toujours, au service des autres.

 

Et si, hier matin, après avoir sérieusement questionné la réalité de la présence ou de l’absence de Dieu, j’avais commencé mon étape dans du brouillard, aujourd’hui, depuis que j’ai quitté Tosantos, c’est le vent qui souffle face à moi en bourrasques déstabilisantes qui rendent ma progression bien difficile ! Oui, il va me rendre fou ce vent-là, comme le dit la chanson … Je peine, je pousse sur mes bâtons pour progresser sur des sentiers exposés à travers champs. Quelquefois, un coup de vent encore plus brutal me fait tituber et je dois vite replanter mon bâton de côté pour ne pas tomber. Que je me sens fragile !

 

« Il souffle où il veut, le souffle, et tu entends sa voix … » (Jean 3 : 8 – dans la traduction d’André Chouraqui où le mot souffle, l’haleine de Dieu, remplace le mot esprit). Je m’approprie cette phrase que Jésus disait à Nicodème. Ce dernier était « un docteur d’Israël », quelqu’un d’important parmi les gardiens de la Loi juive, les Pharisiens. Il était saisi de doutes et était venu voir Jésus la nuit, de peur que ses collègues importants ne sachent sa démarche inquiète. Lui aussi se sentait fragile, et il avait besoin de mieux comprendre.

 

Dans ce que lui répond Jésus, il y a des choses très étonnantes, comme celle par exemple d’avoir à renaître « d’eau et de souffle » (Jean 3 : 5), et que « Oui, tout fauteur de mal hait la lumière ; il ne vient pas à la lumière de peur que ses œuvres soient réprouvées » (Jean 3 :20). Il dit aussi que « … la lumière est venue dans l’univers ; les hommes ont mieux aimé la ténèbre que la lumière … » (Jean 3 : 19). Et à lire ce chapitre d’évangile où tout semble à la fois compliqué et simple, on redécouvre le principe de la liberté accordé par Dieu à l’homme. Dieu « … n’a pas envoyé le fils dans l’univers pour juger l’univers, mais pour que l’univers soit sauvé par lui. Qui adhère à lui n’est pas jugé ; mais qui n’adhère pas à lui est déjà jugé … » (Jean 3 : 17-18). Et moi qui combats le souffle aujourd’hui, suis-je déjà jugé ?

 

Vivre sans Dieu est libératoire, mais c’est comme se lancer dans l’eau sans savoir nager. Le résultat est prévisible, et c’est probablement ce que veut expliquer Jésus avec son « qui n’adhère pas à lui est déjà jugé » : il est La bouée de sauvetage pour ceux qui veulent se plonger dans cette vie avec confiance ! Et prétendre vouloir nager sans savoir comment et sans bouée amène par soi-même à un résultat choisi librement mais implacable : on coule à pic ! Ainsi, ce vent contre lequel j’essaie de progresser me rappelle qu’il ne faut pas grand chose pour que la vie devienne difficile ou pour qu’on tourne mal … Je suis loin de me sentir invulnérable : est-ce totalement par hasard que le vent s’est ainsi levé contre moi ce matin ?

 

Mais je ne suis pas seul à être ce roseau fragile et pensant (cf. Blaise Pascal, déjà cité dans l’étape 11), c’est toute l’humanité qui partage ce sentiment, humanité qui se connaît mortelle. Surgie innocente au monde, elle découvre sa fragilité. Certains se réfugient dans le déni, la « ténèbre », selon ce que rapporte Jean, et décident eux-mêmes que tout est déjà jugé. D’autres, pour une raison que je ne comprends pas moi-même, ne se résignent pas et se mettent en recherche. J’en suis ! La preuve : cette décision de partir en pèlerinage … de me mettre encore en chemin. Pas seulement pour de simples aventures, même si le chemin en est fertile, mais surtout pour redéfinir une fois de plus ce que je crois. Je suis toujours partagé entre une Église qui semble emprisonnée dans ses dogmes, et une science qui est nécessairement emprisonnée par la matière. Entre la religion sans preuve, et la science sans espoir, qui suis-je ? Où vais-je sur mon chemin ?

 

Les véritables chercheurs de Dieu découvrent que l’existence de Dieu ne s’impose pas, car si c’était le cas, qu’en feraient-ils ? Ils découvrent que le désir de découvrir Dieu n’est jamais terminé dans cette vie. Encore plus dans les moments de fragilité que dans les moments de quasi-certitude ! Ils découvrent aussi que croire en Dieu n’empêche pas que, pour échapper au désespoir de ne jamais avoir la certitude de Son existence, il faut d’abord commencer par croire en soi-même, se respecter. L’un n’empêche pas l’autre : « Aide-toi, le Ciel t’aidera ! », disait Jean de La Fontaine (Fable VI, 18).

 

Les premiers adeptes du Christ étaient de rudes pêcheurs Galiléens, tel Pierre, Jacques (celui de Compostelle) et Jean son frère (celui qui raconte l’histoire de Nicodème). C’étaient des « adeptes de la Voie » : c’est ainsi que l’on parlait, historiquement, des premiers chrétiens. On ne parlait pas trop encore d’apôtres ou de disciples. Plus tard vint le brillant Saül de Tarse, pharisien instruit. Il croyait bien faire en persécutant à mort les adeptes de cette nouvelle doctrine, jusqu’au jour où la lumière l’aveugla sur le chemin de Damas. Il devint alors le fragile « avorton de Dieu, le moindre de ses messagers ». Il prit le nom de Paul (cf. étape 56), et il fut vraiment son nouveau messager à travers ses lettres, ses épîtres.

 

On ne parlait pas encore d’Église ; on ne parlait pas encore de dogme ; on parlait de la Voie, celle que prenaient certains chercheurs de Dieu qui avaient rencontré Jésus, ou bien qui avait été inspirés (ah, ce souffle qui revient … !) par ce que disait cet homme. Ils montrèrent l’exemple sur cette Voie, pour mieux aider d’autres en chemin ! Tels mes « hospitaleros » d’hier, chanteurs et cuisiniers !

 

Tosantos ! Tous saints ! Et ce vent qui souffle à travers la montagne, prêt à me rendre fou ! Avant d’arriver à Santavenia ! La sainte avenue ? La Voie sainte ? Décidemment, prendre en toute fragilité ce chemin venteux, ça décoiffe !

 

 


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