LIBERTÉ…
Étape 57 / Lundi 22 juin / De Santo Domingo de la Calzada à Tosantos / 30 km
J’ai calculé hier soir que depuis mon départ, j’ai parcouru 1 174 km, et que ma moyenne journalière est tombée à moins de 21 km par jour la semaine dernière, puisque j’y ai fait moins de 143 km. À mettre au défi la présence de Dieu, ma marche a ralenti ! En m’élançant très tôt ce matin pour une plus longue étape – il le faut bien, si je veux la tenir, cette sacré moyenne – j’ai découvert un étrange brouillard, à peine sorti de Santo Domingo. Le jour naissant donnait à ce brouillard une couleur glauque et déconcertante, et je me retrouvai à nouveau sans repères. Hum, hum … liberté, liberté chérie, es-tu en train de me jouer des tours dès que j’ose essayer d’évacuer Dieu ?
L’oscillation incessante entre mes doutes et mes certitudes me pèse. J’aimerai bien évacuer tout ce qui me fait vaciller, à commencer par mes dévotions mécaniquement récitées, mes scrupules odieusement culpabilisants, retrouver une vision sereine devant moi … et bien non ! C’est le brouillard !
Puis c’est un bruit étrange venant des hauteurs qui m’intrigue alors que j’approche de Grañón après 1 h 30 de marche : comme si quelqu’un clapait très fort de la langue ! Voilà que d’un coup les dernières vapeurs de brouillard s’évanouissent sous le soleil montant, et je vois le clocher de l’église Saint Jean-Baptiste du village. C’est de là que vient le bruit qui m’a surpris : des couples de cigognes y nichent, et cliquètent de leur bec en signe de reconnaissance amoureuse. Bruit étrange et atypique qui a détruit le silence cotonneux dans lequel je commençai à me complaire : il me force à me remettre à l’écoute du fond de mon brouillard. Mais je suis à l’écoute de quoi, à l’écoute de qui, grand Dieu ?
Et libre je suis, certes, mais par rapport à quoi ? Libre de prendre ou de rejeter les croyances des autres, peut-être, mais si je tiens à être cohérent, il faut que je me reconstruise une spiritualité plus solide, et qui tienne la route – comme je l’entends ! « Clique ci, clique ça, clique t’y, clique toi ! », semblent me répondre les cigognes du haut de leur clocher, « et tu entends quoi, au juste, par ton mot liberté ? » Comme le temps qui s’écoule – mais qui s’écoule par rapport à quoi ? – ma liberté existe, mais par rapport à quoi existe-t-elle ? Par autonomie en face de choix possibles ? Suis-je vraiment libre, quand je choisis ce que je sens être la meilleure option, alors qu’en fait elle « s’impose » à moi ?
Et puis je suis peut-être libre de choisir de mon choix du moment, là, maintenant, mais je ne peux plus rien faire de mes choix antérieurs qui eux sont périmés et qui m’ont conduit au moment présent ! Et rompre abruptement avec ce passé va briser l’harmonie du tout dont je fais partie … Ô tyrannie de ce mot même, « liberté » ! Il faut l’avoir pour en parler, mais elle se révèle bien contraignante dès que vous voulez la brandir. Car elle tient bien debout, la maxime : « Ma liberté s’arrête là ou commence celle des autres ! » Et comme toute action entraîne une réaction, je suis limité par les lois causales. Il vaut mieux voir en la liberté le moyen de rendre tous les pensants égaux. Chacun est libre de croire ce qu’il juge bon de croire, tant qu’il n’y a pas de conséquences menant à des actions privant les autres de liberté …
J’aimerais pouvoir dire que ta liberté est pleine et entière jusqu’au moment où ce qu’elle va t’entraîner à faire n’aura que des conséquences que pour toi, et n’entravera nullement celle des autres. Mais le problème est bien que nous sommes tous liés d’une certaine manière. Je me suis cru absolument libre de choisir de passer par Rocamadour sans que cela n’implique aucune conséquence pour d’autres. Or, si je m’étais tué dans cette étape lors de mon emportement passager à descendre à toute vitesse un chemin précipiteux, que croyez-vous qu’il en aurait résulté ? Un manque de liberté pour d’autres !
Imaginez-vous l’impact de ma disparition ? L’inquiétude de mon épouse ne recevant pas le message journalier envoyé le soir à l’arrivée depuis le téléphone portable qu’elle a tenu à ce que j’emmène ? Les recherches de secouristes jusqu’à ce qu’on retrouve mon corps sans vie dans les fourrés du fond du ravin de l’Alzou ? Ma liberté est bonne à prendre tant que je n’en profite pas pour accumuler les erreurs. Et puisqu’erreurs je ne peux éviter, ma liberté est bonne à prendre tant que les erreurs commises me servent à choisir de ne plus les répéter. M’améliorer, c’est ma suprême liberté ! Avec ou sans Dieu pour me garder et me guider ?