…S'ANNIHILE…

Étape 54 / Vendredi 19 juin / De Sotès à Azofra / 19 km


La quantité de coquelicots qui poussent au milieu des champs de céréales qui bordent le chemin est incroyable. À croire que l’on a voulu planter des coquelicots, et que c’est par hasard que des épis de blé apparaissent en leur foison ! Cette jolie fleur rouge sang est devenue le symbole des troupes anglaises tombées pendant la première guerre mondiale. Le 9 novembre 2014, cette fleur rouge s'est aussi retrouvée au cœur d'une œuvre d'art éphémère installée dans les douves de la Tour de Londres, où quelques 888 246 coquelicots en céramique, un pour chaque homme tombé au combat ont été plantés ! Pour chaque fleur, un homme annihilé : quel gâchis humain, si abominable dans sa désolante beauté !

 

De même, à chacun des coups de burin que j’ai donnés jusqu’ici pour essayer de reconstruire l’image de la beauté du Dieu dont j’aimerai au final être certain, des tas de débris sont tombés pour ne plus se relever. Annihilés, eux aussi, les repères de sens et de finalité auxquels je me cramponnais ! J’ai l’impression que j’ai moi aussi basculé dans le vide. La chute est à la fois inquiétante et enivrante : comment et sur quoi vais-je atterrir ? Et serai-je capable de m’en relever, ou bien viendra-t-on fleurir mon souvenir d’un de ces beaux coquelicots parsemés de petits points noirs ?

 

Parmi ces martyrs de la grande guerre, défenseurs de la liberté, généreusement tombés au champ d’honneur, un grand nombre était imbibé de la certitude de la finalité humaine par le salut divin. C’était un honneur pour eux que de tomber au combat. Certains avaient même devancé l’appel aux armes ! S’ils risquaient l’annihilation, c’était parce qu’ils étaient certains qu’elle leur permettrait de gagner le Ciel ! Quelle grandeur dans leur humilité à servir et obéir, pour défendre leur patrie, ou la patrie des autres !

 

Or, qui combattaient-ils ? Nous le savons hélas, et le film « Joyeux Noël » (de Christian Carion, sorti en 2005) le montre : ils combattaient d’autres chrétiens ! En tout cas une majorité de l’ennemi l’était ! Certaines troupes écossaises et françaises d’un côté et des troupes allemandes de l’autre, au grand dam de leurs états-majors, s’accordèrent le 24 décembre 1914, vigile de Noël, un moment de trêve pour chanter ensemble. L’occasion ? C’était la fête bien connue du monde occidental dans notre Europe aux racines chrétiennes, celle célébrant la venue au monde du Rédempteur : le Fils de Dieu, le Prince de la Paix, le bébé Jésus !

 

Beauté et horreur de la religion ! Elle servait indirectement de moteur pour s’assurer la docilité des troupes, d’un côté comme de l’autre. La religion expliquait l’adhésion des régiments à sortir des tranchées pour aller annihiler « l’ennemi ». La religion chrétienne était aussi capable, l’instant d’une fête, de réunir des êtres vaguement conscients de la profondeur d’amour d’un Dieu capable de s’incarner pour aller payer le prix des transgressions humaines.

 

Vérité ou obscurité de la religion ? Sont-ils tous au ciel, les « poilus » français autant que les « boches », les « tommies » écossais autant que les « krauts » ? Et leurs chefs, un grand nombre également croyant, qui les envoyaient à la mort en sachant pertinemment qu’il n’y avait aucun espoir devant les mitrailleuses ennemies, sont-ils déjà rachetés par le Rédempteur ? La boucherie a-t-elle plus alimenté le paradis que l’enfer ?

 

Comment savoir, car il n’y a pas, et il ne peut pas y avoir de preuves ? Blaise Pascal (1623-1662), dans ses Pensées, disait : « Reconnaissez donc la vérité de la religion dans l’obscurité même de la religion, dans le peu de lumière que nous en avons, dans l’indifférence que nous avons de la connaître. » (Pensée No. 565 dans l’édition Brunschvicg). Qu’aurait dit de plus Pascal en voyant les combats de tranchée entre les soldats de Saddam Hussein et ceux de l’Ayatolah Khomeini de 1980 à 1988 ? Là encore, même type de situation, mais on utilise une autre religion, l’Islam, pour galvaniser les troupes.

 

Qu’il est facile de passer de l’état de croyant, pour lequel aucune preuve n’est nécessaire, à l’état de dubitatif, pour lequel aucune preuve n’est suffisante ! Bien plus difficile, mais certains le font en espérant ainsi éviter tout asservissement potentiel par d’autres humains, passer de l’état de dubitatif à l’état d’athée. Avec le danger de voir le matérialisme remplacer petit à petit le Dieu unique par le seul observable et achetable, on l’a vu, et on le voit encore, avec l’idéologie communiste !

 

Et moi donc, ne suis-je pas à naviguer quelque part entre un matérialisme religieux et une religion matérialiste ? « Ma quête », comme le dit si bien Guy Trainar, « est-elle celle d’un sublime dosage de savoir et de croyance, capable de matérialiser ma religion et vivre religieusement mon matérialisme ? » J’aime les résultats scientifiques qui confortent l’histoire de la Genèse. Je le disais il y a trois étapes en arrière, je me complais à voir le parallèle entre « big bang » et l’histoire de la création dans la bible. Or la science a de son côté tout à perdre d’accepter de voir le doigt de Dieu s’insinuer dans les failles de ses ignorances. Et à l’inverse, quelle religion aurons-nous au quatrième millénaire, si nous n’avons pas encore fait exploser la planète ou disparu dans une pollution totale ?

 

Faudra-t-il espérer le christianisme capable de se libérer de ses sources provinciales issues du désert moyen-oriental et s’ouvrir, sans se renier, à une vision de portée réellement universelle ? Que fera-t-il le jour où une intelligence extra terrestre sera vraiment découverte ? Le dogme du Fils unique de Dieu tombera-t-il alors ? Découvrirons-nous alors en des planètes lointaines potentiellement habitées d’autres rédempteurs qui sauveront de la damnation éternelle des E.T. engagés eux aussi dans des luttes fratricides ? Seront-ils de forme humaine, ou bien de couleur verte avec un cœur capable de s’irradier de rouge, tel celui de la statue du Jésus au Sacré-Cœur ? Qu’en dirait Teilhard de Chardin ?

 

En attendant, contre vent et marées, par peur d’annihilation totale, je persiste à prier : le gouffre du matériel pur et dur est trop profond, et le matérialisme à outrance qui pourrait en résulter me semble à craindre, trop libéré qu’il serait de garde-fous ! Oui, je n’ose trop rire de la notion de Dieu. Aujourd’hui c’est vendredi, et comme Jean Racine (1639-1699), je répète : « Ma foi, sur l'avenir bien fou qui se fiera : tel qui rit vendredi, dimanche pleurera. » (Les plaideurs – Acte I, scène 1).

 

 


haut de page