…NI FINALITÉ…

Étape 53 / Jeudi 18 juin / De Logroño à Sotès / 20 km


Une vigne après l’autre : je suis en pleine province de Rioja, et cette province est provin, ce fait est indisputable ! Si ce qui donne du sens à ma vie est justement ma quête sur le sens de la vie, j’ai bien peur de m’être encore cogné à une des ces stériles affirmations autoréférentielles. Comme si, m’étant aventuré entre deux rangées de ceps de vigne, j’essayais d’en sortir tout au bout, pour m’y voir retomber sur … d’autres rangées de ceps de vigne ! Un labyrinthe ? Il va falloir en trouver le bout, et cela m’amène à essayer de briser cette quête trompeuse par le concept de finalité.

 

Finalité … finalité … tu n’es pas si simple en vérité ! Déjà n’était pas simple notre quête vers l’origine de toute choses. Or, à propos de l’homme, Louis Massignon (1883-1962), ce pionnier de la relation entre christianisme et islam, et qui considérait que Gandhi était un saint, disait : « Notre finalité est plus que notre origine ! » Alors vous pouvez imaginer ce que pourra être la longueur de mes notes à ce sujet, même si l’étape d’aujourd’hui doit être relativement courte en kilomètres …

 

Commençons simplement. Y a-t-il finalité à l’eau qui ruisselle ? Oui, elle file toujours vers un point plus bas : d’abord un ru, puis un ruisseau, un torrent, une rivière, enfin un long fleuve tranquille, et elle va finir dans l’immense océan, là-bas, lié à tous les autres. De même, je pourrai parler de la finalité de la chaleur qui se dissipe incessamment vers le froid ! Et de là, songer à l’univers glacial, en expansion perpétuelle, semblerait-il. Pas toujours glacial, il favorise l’apparition de nouvelles et bien chaudes étoiles à partir de matière jusque là invisible. En est-ce la finalité intentionelle ? Remarquons au passage que cette expansion a favorisé l’apparition de la vie, et que la vie a permis l’apparition de la pensée chez l’humain. Vers quoi convergent ces apparitions, quelle est leur finalité ?

 

Les petits ruisseaux font vite les grandes rivières, j’en suis déjà à me poser la question de la finalité de l’univers ! Mais je n’ai pas encore abordé d’autres aspects plus troublants de ce mot. Si l’embryon porte en lui tout ce que ses gènes lui permettront de devenir, et si au final l’embryon devient homme ou femme, et si « Homme ou femme tu ne tueras ! » (6e commandement dans l’Exode, chapitre 20, et au Deutéronome, chapitre 5, mais voir aussi le Code Pénal, article 221-1), alors se pose la terrible question de l’avortement non punissable, et de plus en plus accordé de manière irréfléchie. Finalité, te voici à rude épreuve !

 

Cette question très douloureuse du sort des embryons est à rapprocher du thème de « L’enfant sauvage », le beau film à valeur historique de François Truffaut. Il évoque le réveil à la vie d’un enfant d’environ 12 ans privé de toute relation sociale jusque là, se conduisant comme un animal. Victor, découvert dans l’Aveyron en 1800, fut patiemment étudié et humanisé par le docteur Jean Itard (1774-1838) qui étudia en détail son comportement.

 

Je pense aussi à « Ishi in two worlds » [Ishi en deux mondes], le livre très émouvant de Théodora Kroeber. La traduction française, de Jacques B. Hess, sous le titre d'Ishi, a été publiée en 1968 (Terre Humaine/Poche. Presses Pocket). C’est l’histoire vraie du dernier « sauvage » d’Amérique du Nord, recueilli en 1911 comme dernier survivant de sa tribu Yahi massacrée, et confié à la protection de l’ethnologue Alfred Kroeber et au personnel du musée d’anthropologie de San Francisco. Dans les deux cas de Victor et d’Ishi, on découvre la finalité de l’éducation et de l’amour étendu à autrui, malgré et en dépit de toute idée préconçue !

 

L’univers matériel obéit invariablement aux lois physiques, mais ces lois ne constituent pas une finalité par elles même. Katmandou a été détruit cette année par un tremblement de terre qui obéit à ces lois, en l’occurrence celles de la tectonique des plaques flottant sur du magma et se bousculant l’une l’autre. Mais devant de telles catastrophes, conclure que Dieu n’existe pas, je crois que c’est aller trop vite en besogne. Comment les petits brins que nous sommes pourraient-ils saisir la finalité de la corde ?

 

Si la finalité de l’univers n’était que l’avènement de l’humanité sous forme charnelle, il est bien certain que l’on peut dénier du bon sens à un dieu qui s’amuserait à inventer l’humain pour le détruire au final à son gré. Mais si les brins de la corde se nouent de mieux en mieux de façon solidaire pour apporter de l’aide aux victimes de tels tremblements, n’y a t-il pas là une loi supérieure à celle de la tectonique ? Une loi nouvelle, celle de l’entraide, véhiculée par la pensée et présentée comme un tout supérieur à ses parties. Les brins, la corde, le lien qui permet d’envoyer la bouée de sauvetage et de sauver des vies ! Au delà d’un univers à priori uniquement matériel et minéral, commence à se préciser un univers plus organique. C’est un système complexe capable de se réguler, de modifier l’inexorabilité des conséquences physiques de la tectonique.

 

Cet univers organique peut mieux défendre, par la pensée adroitement appliquée, la fragilité de ce qui peut naître, grandir et se multiplier. Nous savons mieux maintenant l’impact humain sur la biosphère. Mais déjà en 1925, Pierre Teilhard de Chardin écrivait dans un essai publié bien plus tard : « Et ceci nous conduit à imaginer, d'une façon ou d'une autre, au-delà de la biosphère animale une sphère humaine, une sphère de la réflexion, de l'invention consciente, des âmes conscientes (la noosphère, si vous voulez). » (L’Hominisation. Introduction à une étude scientifique du Phénomène humain, dans Œuvres III, La vision du passé – Éditions du Seuil – pages 77-111).

 

C’est une vision d’une finalité plus généreuse dans l’apparition de l’être humain. Bien au delà de sa capacité à s’entretuer, hélas vérifiée chaque jour, c’est la vision d’une capacité à mieux communiquer pour mieux préserver. Cette noosphère, serait-ce en partie Internet, Wikipedia et ma capacité à transférer électroniquement non seulement cette étape virtuelle de mon chemin, mais aussi de virer au compte d’un ami sûr, médecin au Népal, des fonds pour l’entraide nécessaire aux soins des victimes ? Qu’il prend alors du bon sens, ce néologisme dérivé des mots grecs νοῦς (noüs, « l'esprit ») et σφαῖρα (sphaira, « sphère»), par analogie lexicale avec « atmosphère » et « biosphère » !

 

Cette perspective, globalisant l’ensemble de l’univers, et intégrant la venue de la pensée à la surface du petit globe terrestre où nous sommes pour l’instant condamné à résider, donne de l’espoir. Est-elle elle-même l’objet d’une finalité spirituelle comme l’avance dans d’autres écrits Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955) ? C’était un homme de la Société de Jésus : un prêtre, un chrétien, un catholique, un jésuite, un français, un chercheur, un paléontologue, un écrivain, un théologien et un philosophe ! Cela fait beaucoup à la fois …

 

Notre jésuite, qui eut un temps des difficultés avec ses supérieurs dans le domaine de la doctrine du péché originel, voyait un intéressant processus de convergence de l’évolution amenant à un point Oméga qui serait celui de l’avènement du Christ cosmique (voir représentation ci-jointe d’après l’artiste péruvien John M. Kennedy Traverso).

 

Et moi en attendant, après avoir butiné des idées en chemin, et buriné à coups de marteaux ravageurs le concept de la finalité, je converge vers Sotès. Je ne vais pas y diverger, mais plutôt me divertir … en commençant avec un verre ou deux, devinez de quoi ? Du vin de Rioja, bien sûr !

  

 

 


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