…NI SENS…

Étape 52 / Mercredi 17 juin / De Los Arcos à Logroño / 29 km


Hier, l’étape était relativement courte, mais mes notes furent trop abondantes … Sans doute l’Izara centenaire (54° !) dégustée à l’arrivée m’aura rendu moins inhibé que d’habitude, et j’ai vu double ! Aujourd’hui, l’étape en descente vers la vallée de l’Èbre sera plus longue, plus chaude. Ces efforts que je m’impose ainsi, avançant d’un point à un autre, ont-ils du sens ?

 

Par exemple, quel est le moment le plus riche de sens dans mes trajets journaliers ? Celui de l’Izarra à l’arrivée, satisfait que je suis d’avoir ajouté un grain de plus au chapelet de mes étapes ? Ou plutôt le moment du départ à la fraîche, tout guilleret de plonger dans l’inconnu d’une nouvelle aventure ? Admirer le fruit mûr dans lequel je peux enfin croquer, ou planter le noyau duquel l’arbre fruitier grandira ? Contempler une nouvelle travée à ma cathédrale imaginaire ou creuser la fondation du prochain pilier ? Et dire que cette cathédrale n’aura finalement de sens qu’une fois complétée à l’arrivée au but, à Santiago ! Mais en fait, qu’en sais-je ? Peut-être pas, après tout ! Y aura-t-il encore un sens, concrètement parlant, une fois qu’il n’y aura plus de mouvement, au terme du parcours ? Il sera fini, mort, le pèlerinage !

 

Mourir est-il une façon d’arriver ? Je me rappelle cette inscription gravée dans un trottoir du quartier des Eaux-Vives à Genève : « Partir c’est mourir un peu … mais mourir, c’est partir beaucoup ! » d’Alphonse Allais (1854-1905). Est-ce qu’au bout du chemin ma joie sera la plus intense ? Me sentirai-je alors renaître meilleur ? Est-ce cela le sens profond du « Camino » ?

 

Je suis ainsi absorbé par mes réflexions pleines de sens quand un rude et jeune pèlerin du genre fonceur me dépasse à vive allure. Alors que la descente vers Viana s’est rétrécie dans un sous-bois, il force son passage et me cogne impudemment, sans même s’en rendre compte, d’un de ses bâtons de marche. Je proteste, mais il ne m’entend pas. Lui, il avance, et c’est tout ce qui compte ! Des écouteurs plantés dans ses oreilles braillant je ne sais quelle chanson rap, une casquette Nike, des lunettes de soleil irisées, un maillot de corps sportif, et une montre Suunto lui servant en plus de GPS, d’altimètre et de « cardiofrèquencemètre » : il a tout de la machine à marcher ! Pour lui, le pèlerinage, ce n’est que performance : « Plus je trace, plus je jouis, si y’a de la casse, et bien tant pis ! »

 

Ô monde insensé ! Pour certains, il ne peut avoir de sens que dans la durée, pour d’autres que dans l’instant. Pour certains, il faut toute une vie pour lui donner du sens. Pour d’autres, il ne faut que la faire durer au mieux, cette vie, car, « C’est bien connu », disent-ils, « la vie n’a aucun sens ! » Absurdité de l’absurde, faut-il mieux la subir en s’étourdissant, tel un derviche tourneur cherchant à rentrer en transe ? Et faire comme celui qui m’a bousculé ? Lui avançait comme dans un tunnel, coupé de la réalité, aveugle à la beauté des derniers paysages de Navarre, inconscient de la majesté du fleuve Èbre aux eaux puissantes et colorées, insensible à l’innocence des enfants jouant sur la place du marché.

 

Bon, je peine et j’ai chaud, mais ma marche est peut-être moins douloureuse, en fait. Je regarde, j’entends, je hume, je renifle une petite fleur, j’admire un papillon : j’espère bien ainsi trouver dans ma vie plus de piment que le franchissement d’une ligne d’arrivée en surclassant tous ces autres que je n’ai même pas voulu voir en cheminant. En fait, depuis le passage des Pyrénées, je prends de plus en plus de plaisir à écouter les conversations. Je suis plus prêt à puiser auprès de plus expérimentés que moi la réponse à certaines interrogations que j’ai sur ma façon de vivre. Je suis de plus en plus prêt à cheminer de concert avec untel ou unetelle avec qui je trouve un échange enrichissant.

 

Et j’entends des choses comme : « Donner, plutôt que trouver … un sens à sa vie. Vouloir vivre pleinement … plutôt que subir en s’esquivant. S’épanouir au contact de l’autre … plutôt que se recroqueviller. Germer, donner du fruit … ne pas s’étioler, s’assécher ! » J’ai envie de prendre, et j’ai aussi envie de laisser. Je veux bien me faire modeler là où il y a beauté mais aussi laisser une empreinte. Ainsi, le sens de ma vie serait-il donc tout simplement ma propre recherche sur le sens de la vie ? Serait-ce ce que « ma vie » pourra donner de positif aux autres ? Bon, assez pensé, pensées sensées ou non. Aujourd’hui, pas d’Izarra, mais un bon verre de Rioja ! J’en pénètre la province.

 

 


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