…COHÉRENT…
Étape 51 / Mardi 16 juin / D’Estella à Los Arcos / 22 km
Estella, aucun doute, restera une des « stars » de mon pèlerinage. Située de part et d’autre de la rivière Ega, un affluent de l’Èbre, cette bourgade de moins de 15'000 habitants brille de tous ses feux : un amour de vieux pont en dos d’âne, une bonne demi douzaine d’églises et de couvents tout autant romans que romantiques, des palais, des places ombragées à souhait, on la surnomme « Estella la bella », la belle étoile ! Les pèlerins et touristes y affluent, et il y règne une convivialité très agréable : les gens n’ont pas peur de se poser des questions, d’échanger de dire ce qu’ils font là, ce à quoi ils croient, et je suis surpris par la variété de leurs points de vue dans le domaine spirituel.
Ce nom d’étoile fait penser à l’étoile des mages, personnages mystérieux d’orient. L’un au moins venait de très loin, et la tradition le disait noir. Quelle décision étrange que de se laisser guider par une étoile jusqu’au lieu de naissance d’un futur roi des Juifs (Matthieu 2 : 1-12) ! Et là où ils arrivent, quel contraste entre leur riche caravane et la naissance, si humble, si discrète, de l’enfant Jésus dans une étable de Bethléem en Judée ! Jésus, dit Matthieu, est à la fois fils de Marie et le Messie (le Sauveur qui a reçu l’onction du Très-Haut). Il est Yeshoua – celui qui sauve – tel qu’il fut annoncé par les prophètes d’Israël. Les mages, eux, comment pouvaient-ils bien savoir que ce Jésus avait mission de devenir le roi des Juifs ?
Tout cela semble un bien beau conte que l’on se plairait de raconter aux enfants ! Sauf que la suite est moins agréable : le roi des Juifs de l’époque, Hérode le Grand, par peur de perdre son trône, fait massacrer les enfants de Bethléem. Il espère que Jésus y trouvera son compte. Heureusement, un songe a prévenu Joseph, le conjoint de Marie (dont l’enfant Jésus a été conçu mystérieusement par le Très-Haut) qu’il faut fuir jusqu’en Égypte ! La suite est encourageante : l’enfant grandit, il est doctement initié au point de savoir tenir tête aux docteurs de la loi juive, la Torah. Jésus montre aussi une compassion énorme pour les malheureux de son temps, les soulageant par des miracles …
Mais le reste est encore plus triste que dans le plus triste des contes d’Hans Christian Andersen (1805-1875) : voilà qu’on condamne Yeshoua à une mort horrible. À l’âge d’environ 33 ans, on fait subir à Jésus le supplice de la croix, réservé aux pires de ceux qui objectent à la pax romana, la paix romaine, celle que les empereurs imposaient par la force de leurs légions qui avaient envahi la Palestine. Or, autre miracle, Jésus ressuscite !
C’est à ce suprême miracle, la victoire sur la mort, que préparent graduellement les bonnes nouvelles de Marc, Matthieu, Luc et Jean. Symboliquement peut-être, la résurrection y est d’abord annoncée comme possible par le retour à la vie du fils d’une veuve à Naïn (Luc 11 : 7-17), par le réveil d’une fille de Jaïrus que l’on croyait morte (Marc 5 : 21-43) et surtout par la sortie du tombeau d’un ami de Jésus appelé Lazare (Jean 11 :1-44). Couvert de bandelettes, ce dernier retrouva la vie alors qu’émanait déjà l’odeur de sa décomposition !
Deux attitudes sont possibles :
1) Traiter ces récits comme des contes : c’est ce que je viens d’essayer de faire par la manière dont je les ai résumés pour tous ceux qui veulent s’en tenir là (et j’en connais, et je respecte leur décision) … Les miracles, au contraire d’affermir leur croyance, ont plutôt tendance à faire fuir certains. Au lieu d’être une clé possible à leur assentiment, ils bloquent au contraire toute ouverture !
2) Chercher une certaine cohérence autre que symbolique à tous ces enchaînements rationnellement inexplicables : c’est ce que des gens, en général sensés, ont fait depuis deux mille ans à partir du témoignage des apôtres. Ces derniers, la plupart des pêcheurs, n’avaient sûrement pas inventé la poudre, mais ils moururent presque tous de façon violente plutôt que de renoncer à leurs convictions. Et certains moururent dans des supplices tout aussi horribles que l’homme Jésus dont ils étaient devenus les adeptes.
Faut-il trouver dans cette attitude des apôtres, celle des premiers martyrs, et celle de ceux qui à travers les siècles ont transmis les textes évangéliques (et se sont conformés à leur invitation qui y est faite de changer de vie) une cohérence à laquelle peu parmi nous sont capables d’adhérer en première lecture, moi y inclus ?
Car si la cohérence n’a pas valeur de vérité, elle est en tout cas base indispensable de bon sens. Et s’il n’y a pas de fumée sans feu, l’exemple de vie de ceux que certains appellent saints, porte honnêtement à réfléchir sur ce qui semble avoir été le combustible de vies qui se consument au service des autres et à l’annonce que la mort peut être vaincue.
D’un autre côté, il y a mille façons de mettre en doute la validité de miracles. Or, l’affliction que certains ressentent devant des incohérences, à ce qu’ils pensent être impossible et qui les font douter, ne la retrouve-t-on pas dans le domaine scientifique ? Comment trouver le lien définitivement explicable entre des phénomènes observables dans le macrocosme (l’infiniment grand), et le microcosme (l’infiniment petit) ? J’exposerai mieux ce dilemme dans une prochaine étape.
J’ai des amis au CERN, l’Organisation européenne pour la Recherche nucléaire – à l’origine, l’acronyme correspondait à « Conseil européen pour la Recherche nucléaire ». Je ressens que beaucoup partagent le sentiment que plus la recherche avance, plus il y a lieu à s’extasier devant la complexité des défis qu’elle impose, et la question définitive du pourquoi ouvre souvent leur esprit à plus de tolérance envers le mystère du mot miracle. D’ailleurs, ceux que je connais ont pour la plupart un rapport assez remarquable avec la religion. Comme si la science ne suffisait pas à satisfaire leur besoin de cohérence !
Bon, je l’avoue, je ne peux pas moi non plus rester insensible à l’inégalable richesse poétique de la pensée religieuse : je la retrouve avec délice en notant les parallèles entre la théorie du « big bang » et l’histoire de la création dans le premier livre de la bible appelé Genèse. C’est l’ « Entête » comme l’appelle André Chouraqui (1917-2007) dans son extraordinaire traduction du livre sacré des juifs et des chrétiens. Tiens, parlant de cohérence, voilà bien un homme qui l’a recherchée toute sa vie, grâce à sa vaste érudition et connaissance du français, du latin, du grec, de l’hébreu, de l’araméen et de l’arabe ! Les autres livres de Chouraqui valent aussi la peine d’être lu.
Sans aller jusqu’aux confins du cosmos ou de l’atome, il y a dans la vie courante des phénomènes difficiles à comprendre du point de vue de la cohérence. Avant que je ne parte, une tuile sur le toit de ma maison, bien posée et assurant l’étanchéité depuis 33 ans, s’est décidé de glisser. À la première pluie : « Bonjour l’auréole au plafond ! » Qu’est ce qui lui a fait décider de passer de l’état statique à l’état dynamique ? Un coup de vent ? Ce n’est pas coups de vents qui ont manqué, depuis un tiers de siècle ! Pourquoi l’enchaînement soudain de l’état du repos à celui du mouvement, sans prévenir ? Une feuille sèche se détache de la branche haute d’un platane. Elle tourbillonne joliment vers le sol, alors que ses voisines restent bien tranquilles … Quel fut le mobile pour que celle-ci en particulier ne reste plus immobile ?
Intuition et logique manquent parfois de cohérence. Les amis de mes amis sont mes amis. Mais que sont les ennemis de mes ennemis ? Pourquoi, en algèbre, « moins par moins donne plus » ? Pourquoi trop, c’est trop ? À partir de combien de personnes la foule à la terrasse d’un bistrot vous fait-elle renoncer à vous y installer ? En même temps, peu, c’est trop peu … comme quand je termine un verre de bonne liqueur ! Tantôt, signe d’incohérence, je généralise quand il faudrait plutôt individualiser, et tantôt c’est le contraire ! Il n’y a, à priori, aucun lien cohérent entre la foule sur la terrasse et ce qui reste au fond de mon verre, mais le tenancier de ce bar d’El Arcos, lui, en trouve une. Il me dit que la raison pour laquelle il ne peut me resservir de cette excellente Izarra (liqueur basque), c’est qu’il y trop de gens à la terrasse qui l’ont commandée ! En fait, je crois qu’il a peur que je devienne incohérent !
Pas de doute, il existe différents niveaux de cohérence, et il est difficile de faire les choix les mieux fondés. Dans nos choix de vie, il y a souvent une bien mince frontière de décision à prendre entre le « déjà vu » et le « à voir », entre le « déjà vécu » et le « pourquoi pas essayer ? » Il n’est pas évident d’avoir la cohérence d’accorder mes pensées avec mes attitudes et mes actes. Et si je prie un « Dieu sauveguide » pour m’aider à bien choisir, où est-Il ? Ne suis-je pas en train de Le prier comme un enfant qui envoie sa lettre au Père Noël et à poste restante ? Lit-Il vraiment tout le courrier, et ne manque-t-Il pas d’équité et de cohérence à répondre, Lui aussi ?