SANS REPÈRE…

Étape 50 / Lundi 15 juin / De Puente-la-Reina à Estella / 23 km


La semaine dernière, au total, j’ai tenté de répondre à la question suivante :


« Méditer, contrarié de souffrir du mal, dénie-t-il absolument un Dieu absolu ? »

 

Et cela m’a conduit à faire dégringoler de son piédestal un Dieu parfait et d’une toute-puissance absolue. Voilà bien de quoi brouiller tous mes repères. C’est assez désorienté que je me lance dans ma huitième semaine de cheminement. Non pas que le chemin soit plus difficile à suivre ! Au contraire, il est bien jalonné de coquilles Saint-Jacques et de flèches jaunes.

 

Le nombre de pèlerins augmente en cette belle fin de printemps. J’ai rarement l’impression de marcher en solitaire : je deviens un mouton parmi d’autres en transhumance. Je vois plus en plus de visages humains. Mais, dans ma petite cervelle, s’effacent de plus en plus certains visages que je croyais raisonnable d’attribuer à Dieu. Au fond, ce que j’avais cru comprendre des discours religieux était : ou bien mal interprété par moi, ou bien faussement enseigné par d’autres. Je suis en pleine réforme, et je sais que cela fera très plaisir à mon épouse de rite réformé presbytérien quand je le lui avouerai !

 

La perspective de continuer à réformer, tout en cheminant, ce que depuis mon plus jeune âge j’ai accumulé comme vision du concept divin, me fait plaisir quand même : j’ai franchi plus de 1000 km et physiquement je suis en pleine forme. Même si j’ai parfois un peu tourné en rond, ne me suis pas trop égaré jusqu’ici. Je suis sain et sauf après un incident qui aurait pu m’être fatal. Je ne me suis pas pesé, mais j’estime avoir déjà perdu plus de 5 kg de surpoids. Oui, dans la sorte de dilemme pascalien dans lequel je me bats, je me dis que si Dieu existe et si c’est Lui qui a subtilement pris soin de moi jusqu’ici, alors le nouveau mot de vocabulaire composé pour Lui par mon ami Guy Trainar résume parfaitement l’image la plus satisfaisante que je veux avoir de Lui jusqu’ici : « Un Dieu sauveguide ! »

 

Y a-t-il d’autres images ou visages à Son propos sur lesquelles je puisse méditer ? Je sais que l’exercice est difficile. Comme Vincent, Émile et Perpétue, je suis contraint par l’étroitesse, la petitesse de ce qui est observable à l’échelle où je me déplace. Avec leur vocabulaire et leurs espaces, plus limités que le mien, ils ont pu dire : « Un mouchoir a été perdu et retrouvé, un autre retrouvé deux fois plus souvent, et un autre mouchoir n’a jamais plus été retrouvé ». Moi, bénéficiant d’un (peu) plus grand point de vue, j’ai pu observer un peu plus qu’eux. J’ai pu utiliser un vocabulaire qu’ils ne peuvent facilement concevoir : « Je vois aussi un cercle, et un autre plus grand, et une demi-droite … ». Mais comme eux, je ne perçois néanmoins les choses que de manière séparée, discontinue, alors que tout dans l’univers est en fait lié et se tient continûment ! Un grand tout !

 

Est-il faux d’enfermer Dieu en le désignant par un seul nom, et en lui attribuant toutes sortes d’épithètes pour en faire ce grand tout, comme s’y essaient nos amis musulmans parmi les 99 noms qu’ils utilisent pour le vénérer : Le Tout-Miséricordieux, Le Tout-Puissant, Le Tout-Dominateur, Le Tout-Glorieux, etc.? Peut-être pas faux, mais il est sûrement vain de croire que l’entreprise permettra d’avoir la réponse complète et une fois pour toutes. Comme d’ailleurs, dans un pèlerinage, il est vain de penser que l’on aura toutes les réponses une fois qu’on sera parvenu au but du chemin. Tous les jacquets (pèlerins ayant accompli le pèlerinage de Compostelle) vous le diront : « Tu auras plus de réponses dans le cheminement lui-même que tu n’en auras au bout du Camino ! » 

 

Oui, ce cheminement de 2015, après celui de 2005, m’offre déjà tant de points de vue différents, au propre comme au figuré ! C’est fascinant. Pourtant, sans aucun repère, sans plus haut point de vue, comment fait-on pour savoir que le soleil levant qui monte n’est que la terre qui plonge en avant, et moi avec ? Et qu’au soleil couchant, je ne fais que basculer en arrière avec ma planète pour me plonger vertigineusement dans le noir ? Et qu’une fois la nuit venue, la face ronde et blafarde qui apparaît sur le fond du ciel devenu opaque n’est pas du tout Wilson, le volleyball de Tom Hanks. Non ! … C’est la lune !

 

Ô, sidérante profondeur de l’espace, tu te joues de moi ! Mais qui donc m’emportera dans sa fusée interplanétaire ? De même que la voûte d’une cathédrale apparaît plus vertigineuse en contre-plongée, il me faut un meilleur angle d’approche. Donc, ma quête divine requiert une nouvelle approche pour acquérir de meilleurs points de repères, autre que celle uniquement centrée sur le monde et la nature.

 

En centrant son approche sur l’observation en allant en avant dans monde dans lequel il se trouve, Émile ne peut parler que de son mouchoir retrouvé à une certaine fréquence. Vincent parlera aussi d’un mouchoir, mais retrouvé à une fréquence double. Et Perpétue parlera d’un monde où son mouchoir a disparu pour toujours.

 

Ils pourraient changer d’approche, et essayer de centrer leur approche sur la manière dont Dieu régit leur monde. Émile parlera d’un Dieu qui lui fait retrouver son mouchoir tous les jours. Vincent lui dira que son Dieu lui fait retrouver le sien deux fois plus chaque jour (d’où sa prétention d’avoir un dieu supérieur à celui d’Émile). Perpétue dira que Dieu n’existe pas : elle ne retrouve jamais son mouchoir dans son monde à elle !

 

De même je pourrai encore essayer de centrer sur Dieu mon approche, suivant la démarche spirituelle classique. Mais cela présupposerait la question de Son existence comme étant déjà établie et non discutable. Cette approche m’a déjà fait pas mal tourner en rond ! Et un ou une athée, comme Perpétue, pourrait me dire que mon approche est biaisée, que lui ou elle ne voient jamais de miracle là où j’en vois, comme au précipice de Rocamadour où j’ai cru voir l’intervention de Dieu.

 

Je pourrais enfin centrer la recherche à partir de moi, avec ma sensibilité et mon intuition, au risque de devenir trop partial, trop émotionnel et incorrect. Dans une telle approche on pourrait imaginer Vincent disant à Émile : « Puisque je retrouve mon mouchoir deux fois plus souvent que toi en allant à la même vitesse que toi, je pense que mon mouchoir est magique. Il est capable de se déplacer tout seul pour venir au devant de moi. C’est la seule explication ! » Vincent essaie alors de tester cette théorie, et décide de s’arrêter à mi chemin de son parcours habituel entre deux découvertes de mouchoir. Il attend, il attend … et tel « Madame à sa tour montée » (chanson de Marlbrough), il ne voit pas rien venir ! Et le voilà pleurant lui aussi à se dire que son Dieu l’a abandonné : son mouchoir n’est plus magique !

 

Si une vision centrée sur le monde a le mérite d’être objective, les deux autres, centrée sur Dieu ou moi-même, sont sûrement beaucoup plus subjectives. Que faire ? Je pense que la dernière idée de Vincent allait dans la bonne direction : il observait son monde, celui du mouchoir retrouvé tous les jours, un fait irréfutable, puis il élaborait une démarche dans laquelle il intervenait lui-même pour tester une explication possible à ce qu’il observait : « Le mouchoir vient à ma rencontre, puisque je le retrouve deux fois plus souvent qu’Émile, donc si je m’arrête de marcher, je devrais le voir arriver. »

 

Il lui faut reprendre maintenant ce processus itératif avec un élément de plus. « Je retrouve mon mouchoir uniquement si je marche, et alors je le retrouve deux fois plus souvent qu’Émile ne retrouve le sien, et je sais en plus que mon mouchoir ne se déplace pas de lui même … » Ayant confronté une possible vision de son monde, celle où un mouchoir se déplacerait de façon magique, il lui faut envisager une autre vision, faire un autre test, par exemple repartir en arrière, et tester d’autres hypothèses jusqu’à ce que suffisamment d’information le conduise à définir son monde comme circulaire et d’un rayon moitié de celui d’Émile … Ce qui ne l’empêchera pas, éventuellement, de se poser encore la question sur le dieu qui l’a placé dans un tel monde plutôt que celui d’une droite !

 

Qu’importe, moi aussi, je dois reprendre mes observations dans le détail, et peut-être qu’en ajoutant un fait après l’autre, ma vision tantôt assombrie d’un mystère, tantôt éclairée d’une découverte, deviendra de plus en plus précise dans son ensemble ! Il a fallu à l’être humain la lumière pour mieux comprendre la terre, et l’obscurité pour mieux comprendre les étoiles : ne perdons pas courage !

 

J’arrive d’ailleurs à Estella … ce qui signifie Étoile ! Aucun doute : c’est encore un clin d’œil de la part de Dieu, Il est vraiment plein d’humour !!!

 

 


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