…UN DIEU ABSOLU ?

Étape 49 / Dimanche 14 juin / Puente-la-Reina


En ce dimanche ensoleillé, qu’il est bon de faire une pause ! J’ai fait 143 km dans la septième semaine, quittant la douce France pour la plus sèche Navarre. Puente la Reina signifie Pont de la Reine. La bourgade tire son nom du pont à six arcs brisés et piliers ajourés que fit bâtir au XIe siècle une souveraine pour les pèlerins qui devaient traverser l’Arga. C’est l’un des plus beaux ponts de style roman que l’on connaisse, et je ne me lasse pas de l’admirer. Je visite également les églises du coin, sur les clochers desquels claquettent des cigognes. Dans une chapelle annexe, je remarque un autre pèlerin en pleurs devant une statue de la vierge et de l’enfant. Me voici immédiatement rempli d’émotion par sa douleur !

 

Joie (presque) absolue suivie d’une douleur visible qui me prend aux entrailles : ce contraste me relance dans mes réflexions d’hier sur la notion d’absolu ! Comment comprendre dans ce monde qu’il y ait des merveilles telles que ce pont enraciné dans le temps et dans l’histoire, mais aussi des tristesses à vous arracher des larmes telle la douleur de cet homme. Je l’apprendrai plus tard : ce pèlerin pleure la mort de sa mère décédée peu de jours avant qu’il ne se mette en route pour Compostelle. La bonté du visage de la vierge avec son bel enfant dans ses bras a déclenché en lui tout un débordement de souvenirs d’enfance, et il est tombé en sanglots. C’est en hoquetant presque qu’il me disait son histoire.

 

Comment savoir si Dieu, s’Il existe, se soucie de la douleur de cet homme ? Comment expliquer le mal et les imperfections de ce monde que ce Dieu aurait créé, et dont Il semble bien peu se soucier ? On y voit des débordements bien plus graves que les sanglots du pèlerin. Est-ce le même Dieu qui en est la cause directe, Lui qui, canoniquement parlant, serait la cause de tout ? Le mal causé par un tsunami, par exemple, qui révèle l’imperfection de la création, ce mal, est-il admissible de la part du Dieu en qui certains exégètes voient le Un, l’Unique, la totalité de ce qui est et ce qui a été et ce qui sera (l’absolu) ?

 

Cette totalité absolue inclurait à la fois la perfection et l’imperfection que j’observe aujourd’hui : le pont roman autant que l’insupportable séparation d’avec un être cher. Alors, si en raison de l’imperfection qu’il a créé, je fais sauter depuis la statue du dieu que je cherche à sculpter cet éclatant absolu que certains lui prêtent, voici que tout va s’effondrer ! Et je vais retrouver quoi ? Un tas de cailloux en lequel risque de se désintégrer la « toute-puissance » du « Père tout-puissant, créateur de toutes choses visibles et invisibles», article de foi que les chrétiens affirment depuis des siècles en ânonnant leur Credo !

 

Mais au fait, peut-être est ce mieux comme cela, mon tas de cailloux en lequel se brise l’image d’un dieu abritant l’imperfection autant que la perfection ! Car s’il fallait envisager le dieu des chrétiens comme à la fois imparfait et tout-puissant, il deviendrait une source de maux épouvantables dont aucun exégète ne voudrait, ni moi non plus ! Si toute puissance il y a pour Dieu, sur quoi ce concept reposerait-il ? Sur la grâce sélective d’épargner tel ou tel du malheur ? Sur la puissance indomptable de phénomènes explicables mais incontrôlables : l’éruption volcanique, le raz de marée, la chute d’une météore ?

 

Peut-être qu’en Lui attribuant la toute puissance il fallait confirmer une soi-disant supériorité d’une religion par rapport à ses concurrentes, ou par rapport au paganisme ? La traduction « tout-puissant » (omnipotentem) du Credo latin établi au concile de Nicée apparaît après 325, mais elle existait déjà dans le texte original en grec avec le mot pantocrator (παντοκρατορ). Les chrétiens d’alors (encore en grande minorité) étaient enfin reconnus comme possédant la « bonne » religion par l’empereur Constantin, lui-même partiellement converti en l’an 312. Et il fallait s’opposer au puissant courant de l’Arianisme, tout en imposant à d’autres l’unité de l’empire avec une clause de tolérance religieuse.

 

Pour Arius (256-336) et ses adeptes, le Père seul est éternel : le Fils et l'Esprit ont été créés. Ceci remettait évidemment en question la validité du salut offert pour tous par Jésus et affirmé ensuite par les adeptes de son cheminement comme étant le résultat, une fois pour toute, de son libre sacrifice sur la croix. En effet, si Jésus n’est qu’une créature parmi d’autres, comment pourrait-on croire une simple créature affirmant qu’elle est la voie de l’éternité ? Non, sûrement pas autant qu’un Fils égal au Père dans sa divinité, de même substance que Lui, de même nature que le Père (consubstantiálem Patri) !

 

Or, ce concept de la consubstantialité devint également à Nicée un article de foi imposé aux convertis par les autorités « officielles » chrétiennes. On utilisa, comme attribut du Fils unique de Dieu, le mot homoousion (ὁμοούσιοn), qui veut dire « de pareille substance ». Les Romains le traduisirent en latin par consubstantiálem. La bataille entre les partisans d’Arius, ce théologien lybien d'origine berbère et de langue grecque, et ceux d’Athanase (298-373), évêque d’Alexandrie réfutant la thèse arienne, se prolongera plusieurs siècles après leurs morts. C’est dire combien chaotique s’avéra la survie du Credo, dit de Nicée-Constantinople, tel qu’il continue à être enseigné aujourd’hui par les chrétiens.

 

Revenons au mot pantocrator (παντοκρατορ). Ce mot était utilisé dans la traduction grecque (la Septante) de la bible hébraïque là où les Hébreux employaient les expressions Yavhé Sabaoth (qui évoque la souveraineté du Dieu de la Genèse) ou bien de El Shaddaï (qui évoque sa capacité à nourrir). Certains théologiens voient dans ce terme non pas une toute puissance, mais plutôt une capacité à fortifier et à satisfaire. Et je connais un prêtre qui remplace, avec beaucoup de douceur d’ailleurs, le mot « tout-puissant » par le mot « tout-aimant ». Ceci donne à Dieu une dimension très maternelle et nourricière. Voilà qui me convient beaucoup mieux : je reconnais ma petitesse par rapport au cosmos, et les dangers de la vie et les incertitudes de la nature. Un Dieu protecteur et bienveillant pour sa progéniture comme une mère poule pour ses poussins est sûrement plus proche de mes besoins …

 

Et puis il y a ce paradoxe. Seul un Dieu tout-puissant et souverain peut donner à ses sujets une complète liberté. Seul un Dieu tout-aimant et nourricier peut satisfaire la soif et la faim inquiète d’absolu que ces sujets découvrent dans leur fragilité désarmée devant le reste de la création. Nous ne sommes pas marionnettes, jouets d’un Dieu à la puissance absolue. Nous ne sommes pas empêchés d’avoir, malgré notre absolue petitesse, la possibilité de tendre vers un Très-Haut dont la puissance pourrait se décrire plus exactement par : « Celui qui a le dernier mot ». Ni vous, ni moi, pauvres mortels, ne l’avons, cette puissance, cela est certain ! Et cette formule a le mérite de suggérer que le risque pris par Dieu en accordant la liberté aux êtres humains est somme toute modéré …

 

Voilà, ma journée de repos m’a confirmé que du bloc supposément intouchable de l’absolu de Dieu, de Sa perfection, de Son omnipotence, autant que de Sa personne, le burin impitoyable de mon examen vient d’amonceler un joli tas de cailloux. Assis au bord de la rivière Arga, je commence à somnoler, et voilà me mets en rêve à imaginer un Père céleste piquant une petite sieste dans les nuages au dessus du Pont de la Reine. Lui aussi, pourquoi pas, aurait eu besoin de se reposer au septième jour. Et cela me réconforte et me donne beaucoup de joie, car je Lui trouve un sens de l’humour … absolu !

 

Itinéraire depuis Mauléon jusqu’à Puente-la-Reina (7ème semaine).

Itinéraire depuis Mauléon jusqu’à Puente-la-Reina (7ème semaine).

 

 


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