…PENSE…
Étape 39 / Jeudi 4 juin / D’Arzacq-Arraziguet à Argagnon / 39 km
Ô le bonheur de retrouver des ondulations de terrain après la platitude landaise ! Et la garbure, aucun doute, fait carburer ! Ce pot-au-feu à base de porc, de lard, de confit d’oie m’a donné un tel surcroît d’énergie que je vais presque parcourir deux étapes en une aujourd’hui. Cette énergie alimentera aussi mon encéphale, car il semble être prouvé que le fait de penser (ou de rêver !) dégage un certain niveau d’énergie cérébrale. Cela m’invite à penser à ce qu’est la pensée ! Nul doute : elle affecte la matière grise de ma cervelle ! C’est bien là que j’ai mal, mal à la tête, après une intense période d’activité à réfléchir sur un sujet ou un autre. La science moderne, avec l’imagerie cérébrale, a pu même indiquer les zones du cortex qui émettent du rayonnement lors d’une telle activité. Est-ce à dire que la pensée n’est qu’un phénomène purement neurobiologique, uniquement localisé dans le cerveau ?
Premièrement, revenons au mot image : ce qui se passe dans ma petite cervelle, quand je pense, est une image, une représentation de la réalité telle qu’elle existe ailleurs, hors du cerveau. C’est une reconstitution, à sa manière, de quelque chose d’extérieur. Même si en écrivant ceci je pense capter un brin de réalité, comment m’en assurer autrement ? Comment échapper aux stratagèmes bricolés et rusés concoctés à travers les neurones et les synapses de mon cortex cérébral ? Si mon cerveau ne compose que des images qui me permettent de m’adapter à la vie courante, comment être certain de la véritable réalité de ma vie ? Et s’il crée des images, les religions, les mythes et je ne sais trop quoi encore, aussi contraignants ou splendides qu’ils puissent me sembler, ils pourraient n’être qu’artifices !
Deuxièmement, lorsque je suis là maintenant en train de penser, c’est bien le cortex de mon cerveau, la région périphérique des hémisphères cérébraux du corps dans lequel je vis qui organise en moi une construction mentale. Mais y aurait-il aussi une influence extérieure ? Y aurait-il une source externe qui y ferait fleurir mes pensées, par résonance magnétique ou autre phénomène encore à identifier ?
L’énergie qui génère des idées dans la cervelle de ce corps où je vis peut le faire à partir de ce qu’il a connu, de son vécu. Mais cette même énergie peut inviter ce même corps à des actes qui ne font pas partie de son connu, de son vécu. Tels cette mise en route vers Compostelle ! Mon corps devient ainsi objet d’un soin de mes pensées, l’idée du pèlerinage se combinant avec un espoir qu’une fois rendu là-bas, je penserai plus juste qu’avant mon départ ! Sinon, à quoi bon cet effort ? Il est difficile de croire que cet espoir qui est né en moi, qui vit en moi au fur et à mesure que j’avance, et qui se concrétise par ces notes abondantes, ne trouve son origine que dans mon vécu.
J’ose donc imaginer que mon cerveau est capable de penser au delà du pur vital. Il a une capacité d’ouverture qui fait que ma pensée ne fonctionne pas seulement de manière empirique, mais aussi de façon spéculative. Je louvoie entre la rigueur de l’expérience et le pari de croyances venues d’ailleurs. « Un pèlerinage », ai-je lu, « ne vous laisse jamais tel que vous êtes parti : il vous transforme » : voici que me revient l’image de mes étapes comme étant des colonnes plantées l’une après l’autre dans la lente édification d’une cathédrale imaginaire. Ô pensée intuitive de ce saint édifice, tu es bien capable de m’élever – ce que je désirais dès mon départ ! Car si, arrivé à Santiago, la cathédrale de mes pensées va compter autant de colonnes que d’étapes accomplies, ce sera un bien grandiose bâtiment ! Sûrement plus imposant que les discrets oratoires ou timides chapelles rencontrées sur ma route …
Troisièmement, toute cette énergie qui bouillonne dans ma tête, qui organise mes pensées empiriques et découvre mes pensées intuitives, ne peut-elle pas agir en miroir, refléter, déborder ? C’est-à-dire, ne peut-elle pas avoir une influence sur l’extérieur, d’autres êtres, ou plus ailleurs encore ? Si il y a eu résonance magnétique à mon égard, pourrai-je aussi être source de résonance au delà de moi ? Avoir une action énergétique ondulante, vibrante, agissante à distance, que sais-je ? Ne voit-on pas une conjugaison de telles influences réciproques dans une acclamation soudaine de foule, dans un applaudissement scandé lors d’un concert ? Ma pensée fonctionne donc non seulement en propre mais aussi sous d’autres influences que je recueille consciemment ou inconsciemment ! Et je me sens ainsi de plus encore confortable avec l’idée tant débattue de la télépathie …