…BALBUTIANT…
Étape 38 / Mercredi 3 juin / D’Aurensan à Arzacq-Arraziguet / 27 km
En étudiant sur la carte mon itinéraire pour l’étape de ce jour, je m’aperçois que je vais toucher trois départements : le Gers, que je vais quitter, les Landes dont je vais traverser un petit bout de la pointe sud-est, et les Pyrénées-Atlantiques où je vais entrer par le nord ouest. Cela me rappelle qu’on essayait autrefois à l’école primaire à nous apprendre à réciter par cœur la liste des départements de la France ! La maîtresse demandait aux plus âgées des classes moyennes d’aider ceux des classes élémentaires à réciter leur liste. Que de balbutiements dans notre grande classe d’école rurale ces jours-là !
Pourquoi les adultes veulent-ils tant imprimer certains savoirs sur les enfants ? Il est tant difficile entre adultes et enfants de communiquer sur le plan « être » à « être ». Les parents estiment trop souvent que leur premier devoir vis à vis de leur progéniture est la transmission du savoir. Le rapport naturel à autrui ne devrait-il pas plutôt sur le mode de la « co-naissance » ? Il y a tant de plaisir à voir un grand oncle à entrer dans le jeu de son petit neveu de 4 ou 5 ans dans sa découverte de la vie lors d’une promenade, par exemple. Il laisse le petit s’émerveiller devant la fleur, l’insecte ou le caillou, et il s’émerveille avec lui de ces autres êtres ou minéraux. Il l’invite doucement à ne pas jeter le caillou, à ne pas arracher les pétales de la fleur ou les ailes du papillon … Pourquoi détruire la beauté ?
Je me souviens de l’enthousiasme qui s’est manifesté en France dans les années 2002-2003 lorsqu’a paru le film de Nicolas Philibert : « Être ou avoir ». C'était un documentaire émouvant sur la transmission du savoir dans une école rurale d’Auvergne, similaire à ce que j’ai connu dans ma jeunesse dans les Alpes. L’instituteur Georges Lopez ne fait pas l’erreur de supposer connu ce que l’autre a le droit d’ignorer, ni de supposer compris ce qu’il essaye d’expliquer. Il traite Jojo et Marie (4 ans) avec la même douceur et respect qu’il traite Julien (10 ans) ou Nathalie (11 ans) sans s’enfermer sous le masque de « celui qui sait », mais se révélant au contraire « celui qui accompagne ». Il leur fait découvrir que ce qu’il y a de plus important dans la vie, c’est « être », plutôt qu’ « avoir ».
Il me semble qu’il y a deux difficultés dans notre rapport à autrui, à cause de la quête trop poussée de la recherche du savoir : 1) l’objectivisation de l’autre – on cherche à le catégoriser, à le classer dans un certain tiroir en fonction de ce que va rapporter la communication avec lui : utile, très utile, ou au contraire, peu utile, inutile ! 2) l’incomplétude du langage – les mots échangés ont des sens souvent différents pour l’un et pour l’autre, à tel point que les confusions et les quiproquos abondent. Remarquez combien dans la rue les adultes se croisent en s’ignorant savamment, tandis que de jeunes enfants qui balbutient à peine s’observent depuis leurs poussettes avec la plus grande attention !
La confusion à partir des mots est si facile : ainsi, le terme « partisan » s’oppose-t-il au mot « ennemi », et pourtant ces deux mots ont au final égale signification dans l’expression « partisan, ou ennemi, du moindre effort ». Que de flou étymologique dans « Lucifer, le porteur de lumière », dans « tohu-bohu, originellement désert et vide, et donc lieu de silence », dans « chasteté, signe d’ouverture et non pas d’abstinence », car des époux chastes envisagent leur union essentiellement comme espérance manifeste de l’ouverture à une nouvelle vie, bien au delà d'une satisfaction égoïste !
Il y a également beaucoup de flou dans les concepts supposés révélés par des mots très courants : temps, espace, tout, un, réel, possible. Nous l’avons ressenti à la longueur de mes réflexions dans certaines étapes qui précèdent. Il y en a encore plus quand on aborde des mots plus abstraits : amour, pensée, esprit, etc. La science elle-même est souvent obligée, faute de mot satisfaisant, à rendre compte de certaines réalités par des tournures négatives : particule insécable, corpuscule inséparable, infini non dénombrable, etc.
Tout ce qui peut être exprimé ne peut jamais épuiser une vérité, jamais en rendre compte de façon claire et définitive : mes meilleurs ennemis sont les mots, et mes pires amis sont aussi les mots !
Ceci tend à confirmer que le langage usuel est plus apte à décrire « l’Envers » (naturellement) visible du monde, que « l’Endroit » qui, lui, reste (surnaturellement) invisible. D’où la très forte charge émotionnelle qui se dégage du mot « Dieu », lesté de toute l’imagination qu’on cherche à lui attribuer ou qu’on refuse au contraire de lui attribuer … Cela explique la très grande recherche de forme de communions avec nos semblables par des biais autres que notre langage qui est si plein d’écrans flous et déformants : nous pouvons communier profondément par l’intention ou l’émotion suscitées par une œuvre d’art, par la peinture, la sculpture, la musique, qui sont de fait des outils de communication. Dommage qu’ils donnent souvent lieu à tant de trafic d’argent, à tant d’ « avoirs » quand ils n’étaient destinés qu’à « être » !
Je remarque aussi combien, dans ma conversation avec d’autres, j’apprends souvent plus de l’autre par le non-dit, le regard, les gestes, l’expression corporelle, le ton de la voix, que par ce qui est dit. Le langage du corps se révèle si bien par la danse, où le mouvement s’ajoute à la vue et l’ouïe (et pourquoi pas l’odorat dans certains cas !) pour signifier attraction ou répulsion, bien réelles et finalement sans doute potentiellement moins dangereuses que des échanges verbaux : on peut toujours quitter la salle de bal, discrètement, seul (si non d’accord), ou à deux (si accordés) ! Rappelez-vous de la rencontre de Tony et Maria dans la salle de bal de West Side Story, le film mythique sur le thème de Roméo et Juliette, avec cette musique si entraînante de Léonard Bernstein et la chorégraphie de Jérôme Robbins.
Comme la danse, bien d’autres formes culturelles s’efforcent d’explorer des moyens relationnels plus directs. Je peux citer le sport, la méditation, et pourquoi pas ajouter cette réalité pédagogique, le pèlerinage ! Ne m’a-t-il pas rapproché de mon ami et auteur Guy Trainar, et cela d’une façon absolument inattendue ? Aurais-je pu anticiper cela lorsque je partais pour Compostelle il y a 10 ans, que je chercherais à balbutier en retour ce qu’il avait imaginé en utilisant le découpage de mes étapes d’alors comme moyen de structurer son livre ?
Sur un autre registre, il est bon de questionner toujours et sans cesse si les inspirations et aspirations religieuses, qui prêchent l’amour du prochain et la fraternité, sont suffisamment adaptées par leurs rites à obtenir l’adhésion effective de ceux et celles qu’elles cherchent à toucher ! L’intention est bonne, mais n’y a-t-il pas certains « hiati » dans la réalisation ? Un hiatus est quelque chose de difficile à prononcer à l’intérieur d’un mot, comme quand deux voyelles se succèdent dans des syllabes différentes. Et la religion cherche à éviter que les voyous succèdent aux voyous ! Or, ce n’est pas toujours le cas !
Y a-t-il un endroit ineffable, secret et mystérieux où toute source d’incommunicabilité d’être à être sera abolie ? J’arrive à Arzacq-Arraziguet, encore un mot bien difficile à balbutier. Trouverai-je dans cette bourgade du Béarn un nouvel éclairage sur l’ « Endroit » qui m’intrigue ? En tout cas, je régalerai ce soir mon « Envers » d’une confortable garbure landaise … quelque chose à « co-naître » et qui me fera « re-naître » !