UN…

Étape 36 / Lundi 1er juin / D’Éauze à Nogaro / 20 km


J’entame une nouvelle semaine. Les deux dernières ont été lourdes de bien-être. Par la bienveillance, le « bien » est venu d’abord, mis en évidence avec mon quasi accident avant Rocamadour. Puis, après Lauzerte, je me suis penché sur l’ « être » avec une telle intensité qu’il m’a fallu le repos d’hier à Éauze pour me reposer d’une sarabande de pensées ! Un « bien-être » fatigant, oui. Pourquoi ? Parce que je m’y suis éparpillé ! Il me faut maintenant rassembler les composantes dispersées de mon être ! « Tous pour un ! », diraient 4 fameux Gascons (Alexandre Dumas – Les trois mousquetaires – 1844). Car je marche maintenant au centre de l’ancienne province de Gascogne : allez donc, mousquetaire, en avant, et ne vous fendez plus !

 

Le sommeil reconstitue, c’est bien connu. La conscience a besoin d’assoupissement pour qu’au réveil sa présence au monde soit plus fonctionnelle. C'est comme si elle avait besoin de la nuit pour s’unifier par le repos à l’unité originelle du monde, à quelque chose de tout simple, unique et sans complexité. Après l’état de conscience assoupie, unifiée, surgit un état de conscience éveillée, éparpillée. À cette dernière se révèle tout un « alentour » pleins de sollicitations diverses. Une fois en éveil, la conscience associe à chaque entité rencontrée dans la journée une forme finie, un son ou une série de sons plus ou moins descriptibles, une odeur, que sais-je encore ? Le dispersement se multiplie au fur et à mesure que progresse le temps d’éveil, jusqu’à un niveau tel de foisonnement que le repos devient impératif.

 

Aujourd’hui, ce seront par exemple l’étendue jaune canari des champs de colza que je longe, et l’odeur musquée qui s’en dégage … Ou bien l’envol du ramier claquant des ailes en décollant … Ou ces deux perdrix qui cacabent en courant sur le sentier. À ces multiples et complexes sensations qui s’empilent dans mon vécu lors de l’état éveillé, il faut en ajouter certaines qui agissent plus subtilement sur ce que je suis, que je sois éveillé ou endormi. Elles affectent tout autant mon inconscient, d’ailleurs.

 

Ces subtils facteurs qui me sollicitent continuellement sont la gravitation (sentiment de pesanteur) causée par l’attraction terrestre sur mon corps, et aussi la lumière, venue d’encore plus loin, depuis le soleil et même des astres encore plus lointains ! Je songe avec stupeur au fait que tout ce qui fait mon corps, tout ce que je respire ou que je touche, tout ce que j’entends ou que je vois, provient de matériaux qui existent depuis le commencement du monde. Ils ont été plusieurs fois éparpillés par des expansions énergétiques puis amalgamés à nouveau sous les influences tutélaires de la loi universelle de l’attraction gravitationnelle !

 

En remontant au moment le plus ancien que connaît la science d’aujourd’hui, tout était d’abord comprimé en une densité infinie, une unité prête à exploser au moment du « big bang », le grand boum. C’est alors que, après « l’unic-ité », l’unique, la « divers-ité », le divers, a commencé à se manifester. Une explosion incroyable a conduit à la graduelle formation des éléments chimiques de plus en plus lourds. Leurs propriétés permirent qu’on les range avec soin en un ordre atomique croissant. Dmitri Ivanovitch Mendeleïev (1834-1907) fut l’initiateur, en 1869, de cette classification périodique des éléments chimiques : hydrogène, hélium, lithium, béryllium, bore, carbone, azote, etc. Du plus léger, l’hydrogène … jusqu’au plus lourd, l’uranium !

 

Début de la classification périodique des éléments, colorée par Michael Dayah :   « Que de di-vers dans l’uni-vers, voilà matière … à nombreux verts ! »

Début de la classification périodique des éléments, colorée par Michael Dayah : 

« Que de di-vers dans l’uni-vers, voilà matière … à nombreux vers ! »


Le grand boum, ce fut un gigantesque feu d’artifice conduisant à un arc-en-ciel d’atomes de plus en plus différenciés du paquet fissile primordial ! Je ne sais s’il était blanc comme la lumière, ce paquet primordial, mais je me plais à l’imaginer ainsi, puisque quand on décompose la lumière par un prisme, on obtient un feu d’artifice de couleurs, celles de l’arc en ciel. Et dans la Bible (Genèse 9 : 8-17), l’arc en ciel est le signe de la première alliance de Dieu avec les hommes ! Il est intriguant de constater qu’on aime particulièrement mettre la classification de Mandeleïev en tableaux colorés pour associer certaines propriétés communes qui se répètent parmi certains atomes de façon régulière (d’où le mot « périodique »).

 

Avec la théorie du grand boum, qui explique beaucoup de choses avec succès et qui est donc de plus en plus acceptée, l’univers était à un moment donné tout entier concentré en un point : « Tout en un ! » C’était il y a 14 ou 15 milliards d’années, donc bien longtemps avant que la vie du véritable Charles Ogier de Batz de Castelmore, comte d’Artagnan (né ca. 1611, †1673), ne serve en 1844 de personnage central au roman de cape et d’épée d’Alexandre Dumas.

 

Je passe aujourd’hui à une vingtaine de kilomètres de Lupiac, le village qui vit la naissance de ce Gascon à la célébrité posthume et légendaire. Puisque – et c’est une lapalissade – tout est en tout, certains éléments de la matière jaillie du grand boum, et transmutée par la suite, ont éventuellement servi à constituer les organes et la matière vivante de celui qui allait devenir le capitaine des gardes du roi Louis XIII. Ce sont de ces mêmes « poussières d’étoiles » (Hubert Reeves – Poussières d’étoiles – 1984) que mon propre corps est constitué !

 

Tout est en tout. Et « tout », en tant qu’ensemble des ensembles (avec tous les ensembles possibles de toutes ses propres parties), est indéfinissable puisqu’il ne peut se définir que par rapport à « rien ». Or, « rien », c’est l’ensemble vide, qui fait d’ailleurs partie du tout. Il devient donc difficile d’imaginer « tout » à partir de « rien » : on a l’intuition que « rien » c’est tout le reste. Mais en fait ce n’est pas seulement le reste, car « rien » fait partie du « tout » !

 

De plus, si le « tout » peut facilement se concevoir comme beaucoup plus que le simple cumul additionnel de toutes ses parties, il est moins facile d’envisager toutes ces parties comme étant sous la gouverne du tout. Mon unicité à moi (ce qui me rend unique), comment serait-elle, malgré tout ce que je pense autrement, oui, comment serait-elle sous l’emprise de l’univers ?

 

J’accepte facilement que des amas d’étoiles et d’autres nuages de matières interstellaires fassent partie de l’univers et obéissent aux conséquences du grand boum et de l’expansion qui a suivi. Je conçois beaucoup moins ce qui a pu provoquer le passage de cette matière inerte à celle d’un corps vivant dont les organes fonctionnent en synergie. Une symphonie unit la pluralité des notes en un tout musical cohérent, mais où est le chef d’orchestre qui a donné l’ordre à mes organes de fonctionner de la façon synergique qui les anime ? Qui a modelé certaines parties du tout pour qu’il en résulte cet « un », cette personne un-ique, l’in-dividu (l’un-dividu ?) que je suis ?

 

La force de la gravité n’a pas suffit, j’en suis sûr, même si je sais que sa force agit sur moi de façon constante. Cette gravitation universelle a une composante issue de toutes les parcelles de l’univers : la terre bien sûr, la lune, les autres planètes, le soleil et bien d’autres étoiles et matières spatiales invisibles qui se situent entre elles. De là à me modeler, ah non !

 

Sinon synergique, l’univers est sûrement interactif, et chaque effet qui s’y manifeste provient le plus souvent de multiples causes. Y aurait-il alors la possibilité d’un hasard ponctuel objectif ? Ou bien l’univers, cohérent en lui même, soutiendrait-il dans sa totalité tout événement qui s’y produit ? Si oui, la notion de hasard ne serait qu’une manière de qualifier un fait seulement au travers son observable, seulement à travers une vision humaine parcellaire, incapable de prendre en compte toutes les influences du tout sur les parties du tout.

 

Si non, si le hasard pur existe, complètement aléatoire, il faut supposer une source d’imprévisibilité créatrice là où le « Un qui était tout » ne suffit pas : dilemme donc, car je découvre un univers dans son Envers multiple (déjà évoqué), opposé à un Endroit que le scientifique voulait croire unique ? Nécessairement alors, pour rendre compte du présent univers où coexiste « l’inerte » en son évolution prédéterminée et « le vivant » en son évolution libre, il me faut imaginer une tierce entité.

 

Ce serait une individualité pensante, capable de rendre commune, « comme une », cette coexistence pour le moins déconcertante entre le connu qui est, et la connaissance qui le découvre. Lui, le connaisseur, le bâtisseur de ce pont entre inerte et vivant, serait capable de faire Un de tout : création et créateur se confondraient, dans l’espace et dans le temps. Le futur serait fixé par Lui. Il n’y aurait plus qu’une seule et unique réalité au delà du défaut de perspective qui me fait envisager séparément âme, cœur, corps, esprit, amour, vie, Dieu et Être. Plus aucune initiative de ma part ? Ah, non alors ! Que dalle !

 

 


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