…"JE" DE L'EGO…

Étape 32 / Jeudi 28 mai / De Miradoux à Marsolan / 26 km


En arrivant à Miradoux, je suis rentré dans un nouveau département, le Gers. Mais anciennement, toute cette région que je parcours depuis que j’ai franchi la Garonne s’appelait la Lomagne. Je vais aujourd’hui passer par la bourgade de Lectoure qui en était la bastide centrale et la capitale historique. C’est le pays de l’ail blanc : on y produit près des deux tiers de l’ail consommé en France, et ça se sent ! J’hume à plein nez la subtile odeur des bottes qui pendent à la barre des hangars que je longe. Je renifle, et cet acte de sentir est une autre façon de prouver mon existence, mon essence, mon être. Ce « je » qui renifle, ce « moi » qui hume, ce « moi » : qu’est-il ? Qui suis-je entre ce qui change en moi et ce qui y reste toujours ? Mon éducation, mon vécu, mon histoire augmentent sans cesse dans une lente évolution façonnée par mes « désirs d’être » et mes efforts pour « devoir être » !

 

Ce qui n’est pas moi est encore moi, par exemple, le coin des Alpes qui m’a vu naître plus que ces Pyrénées que j’entrevois pour la première fois à l’horizon au sud. Et pourtant ces nouvelles montagnes entre France et Espagne vont bientôt ajouter à ce vécu de mon moi. Et pourtant, objectivement, mon « moi » n’est pas de la nature de ces sommets, il existe à la fois partout et sans localité précise. Sauf que quelque chose en moi, d’une part, me relie à l’univers tout entier qui l’entoure, et d’autre part ce quelque chose ne serait pas ce qu’il est s’il n’y avait personne d’autre au monde ! Car alors je n’aurais même pas besoin d’un nom qui fait aujourd’hui tant partie de mon identité…

 

Mon moi se définit donc par différenciation avec tout ce qui n’est pas moi. Mais il semble attaché par une quantité de liens à la continuité d’une même essence humaine, sinon cosmique. Est-il possible de libérer mon « moi », mon être authentique et profond, de mon « ego ». Cet « ego » que l’on oppose à l’ « alter », est l’image à laquelle je tiens comme corps différencié d’autrui. Mais à trop vouloir me pencher sur mon image, cet ego devient source de narcissisme car il me détache des autres. Il devient aussi source d’incomplétude, car mon corps change avec le temps. Ce corps se détériore, et si je cherche à améliorer l’image qu’il projette, je vais sans doute m’affubler de masques pour mieux « paraître » aux yeux des autres. Ce faisant, je m’éloignerai de façon scabreuse du vrai « moi » tel que je suis.

 

L’ego, c’est ce qui se froisse de ce qu’il n’est plus, c’est ce qui est tenté par le désir d’être, parfois par le devoir d’être : c’est le « je » qui par les sens se distancie dans l’espace de tout ce qui l’entoure, c’est le « je » qui par la mémoire se compare à ce qu’il a été et qui par la volonté se projette dans le futur en ce qu’il aurait voulu être. Ce rusé qui me manipule, capable d’interpréter plusieurs personnalités au fil du temps (et quelque fois même plusieurs fois par jour !), n’est pas le moi intimement secret, invariable et intemporel, axe central de mon être, ultime identité qui refuse de « paraître » et de se projeter.

 

Ce « moi » unique fait peu de cas du « je » qui est multiple est temporel : « Je marche sur le chemin, je ressens mes courbatures d’hier, je m’inquiète de celles de demain, je voudrais bien être déjà arrivé … tout à la fois ! » Une bonne part de ces ressentis laisseront peu de traces, et ne feront qu’effleurer mon moi plus profond. Ce moi est moins la matière dont je suis fait, et qui ne fait que transiter en moi, que la structure qui la tient. Le « je » exprime des choses qui touchent au « moi » parfois de façon objective, mais plus souvent de façon subjective et de peu de conséquences. Et si l’ego s’en mêle, la subjectivité peut augmenter : « Allons donc », dit mon ego à mon je : « Voici que je vais dépasser deux jolies femmes, sac et coquille au dos, bombons le torse et oublions les courbatures, je voudrais bien qu’elle me croient fringant et toujours d’attaque … » Et pendant ce temps là, mon moi se recroqueville : « Pauvre de moi, se dit-il, si vraiment elles savaient, quel fanfaron que je suis ! »

 

Ainsi mon « je », que mon « ego » titille et triture, et qui souvent n’exprime que l’apparence de mon être véritable, souvent de façon voilée et superficielle, est un peu mon « Envers ». Tandis que mon « moi » qui exprime au plus profond la réalité sensorielle de mon « être » est ce qui constitue plus solidement mon « Endroit ». Nous voici, « je » et « moi », égaux pour une fois, dis-« je » en vers, et mon « moi » est en droit de prendre un bon repos : au diable cet « ego » !

 

 


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