…ÉTANT…

Étape 31 / Mercredi 27 mai / D’Auvillar à Miradoux / 18 km

 

La nuit fut reposante pour mon cerveau, mais mes jambes ne demandent qu’à se remettre en route au petit matin. Je constate que maintenant que je suis rôdé par plus d’un mois de marche, tout mon être recherche l’effet légèrement euphorique provoqué par la libération des endorphines lors de l’exercice musculaire. Suis-je tombé dans un état de dépendance vis-à-vis de ces secrétions internes qui, comme des opiacées, procurent une sensation de bien-être ? Ce bien-être augmente en moi ce sentiment de pleinement être, comme si j’avais toujours été, et comme si j’allais toujours être ! Ô … élan vital !

 

Comme si j’avais refait pendant la nuit un plein d’essence, mon moteur interne est prêt à vrombir ! En route ! Mon sentiment d’exister pleinement est comme magnifié par l’énergie apportée à mon être par cette essence, sous l’effet d’un pic de conscience. Je me sens être, je vis l’instant présent comme l’effet d’une poussée insistante de chaque instant, et mon être n’en finit pas d’advenir au plaisant rythme de chacun de mes pas. Ce sentiment dont je suis conscient ce matin (ce qui n’est pas toujours le cas) me fait conclure que l’être « serait » en permanence, mais n’ « existerait » qu’actualisé par l’ « essence ».

 

L’être, la partie de moi-même que je ne sens jamais vieillir (mon âme ?), est perpétuel. L’essence contient tous les possibles que l’être peut revêtir, mais n’agit que ponctuellement pour révéler vraiment l’existence, ici ou là, de temps à autres (comme ce pic de conscience éprouvé ce matin). Paradoxe : un être vaut moins sans doute pour ce qu’il est que pour ce qu’il pourrait être ! Et aussi : la pensée que je cherche à mettre en forme a plus « d’être » que celle que je viens de noter ! Et encore : l’essence d’une espèce est supérieure à celle de l’individu, mais l’être de l’individu est supérieur à celui de l’espèce !

 

Conçu comme un invariant temporel, contenant à la fois passé, présent et avenir, quelle est la réalité de l’être en soi ? Je veux dire, hors de ce que j’en pense ? Difficile à cerner encore une fois, cette réalité de l’être, hors de la pensée, car autant « c’est parce que je suis que je pense » que « sachant que je pense, je sais que je suis ». Je ne peux pas non plus demander à d’autres qui connaissent mon existence de définir mon « être » : le lézard que j’effraie sur la route (s’il pouvait parler) et mon ami qui, soucieux de moi, m’appelle sur mon portable en auraient des conceptions bien différentes et nécessairement incomplètes. Non, il n’y a que moi qui peux tenter de répondre à la question « Qui suis-je ? » tout en reconnaissant que cette question va rester éternellement ouverte.

 

Au sortir d’un bosquet, je me mets à contempler la bastide de Miradoux dominée par son église, là-bas, sur la crête. Je crois me sentir « posé » dans l’acte de la contempler. Je ressens donc mon être par rapport à cette vue, cette vue semble capable de « poser » la réalité de mon être, mais dès que je veux essayer de définir cette réalité, ma contemplation n’est plus, ma présence par rapport à la vue n’est plus et l’être que je suis est déjà au delà de qui devait être posé ! Ainsi, nouveau paradoxe : ma pensée doit s’effacer pour tenter d’approcher la présence de mon être, constamment repoussée. Et là ou s’arrête l’horizon de ma pensée, l’être devient … ineffable ! Aucune formulation de l’être ne peut être exacte, rien ne le contient tout entier, à peine se laisse-t-il effleurer par le silence et la contemplation.

L’être se situe toujours à la frange de l’être et du non-être, il est toujours dans le devenir : ce n’est pas un verbe d’état mais plutôt un verbe d’action, ce qui est manifestement contradictoire ! L’être et le non-être se nient mutuellement, mais engendrent tout de même le « étant là » plein de la dynamique qui me permettra plus tard de dire : « Dans la réalité de mon être, il y a le fait qu’il a contemplé Miradoux ! »

 

Tout cela m’aide à préfigurer la pensée de mon être contemplant Compostelle, mais que c’est encore loin ! Combien vague est cette pensée faite de quelques images vues dans les documents consultés avant de partir et de quelques forts témoignages entendus de « jacquets » (pèlerins qui ont été jusqu’à Saint-Jacques) ! Encore plus de 1000 km à parcourir : je préfère bien ne pas trop y penser. Ainsi, « être ou ne pas être » … à Compostelle … « voilà bien ma question », me dis-je en attaquant la dernière pente vers Miradoux !  Et puisque bien vague est ce rêve du but à atteindre, je ressens tristement mon être comme balloté par la vague : parfois en cime, parfois en creux : « être et non-être ! »

 

 


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