…PAR ESSENCE…

Étape 30 / Mardi 26 mai / De Moissac à Auvillar / 22 km

 

Ah, qu’il fut beau, ce cloître de l’abbaye Saint-Pierre à Moissac où j’ai médité hier à mon arrivée. Une expérience à faire au moins une fois dans son existence, aucun doute ! En y faisant le tour, je sentais la présence occulte des nombreux moines qui, depuis sa construction dans l’année 1100, en avaient fait le tour, priant pour le monde au delà de leurs clôture. Leurs existences étaient librement dévouées à prier pour l’existence des autres. Se renier pour la vie des autres … L’essence même de l’abnégation !

 

Et aujourd’hui, alors que mon cloître à moi s’ouvre sans cesse vers l’ouest au milieu des platanes qui entourent la voie verte entre le canal des Deux Mers et la Garonne, je médite sur ce qui fait qu’une chose est, et ce sans quoi elle ne serait pas : l’essence. Par exemple, ce qui distingue le plus un moine d’un autre religieux, c’est cette vie réglée à prier dans un cadre clos. Qui dit moine ou moniale, dit cloître. Qui dit cloître dit lieu où les moines déambulent en prière, une saine façon d’assurer à ces orants un certain exercice physique … Le cloître, la prière, et l’abnégation sont l’essence essentielle de la vie monastique. Comme l’essence du triangle, c’est d’avoir trois côtés et trois angles ! Enlevez en un, il ne l’est plus, rajoutez en un, il change d’essence et devient quadrilatère !

 

L’essence donc, c’est … l’essentiel. Ce qu’il faut, ni plus, ni moins, pour caractériser l’existence de quelque chose de distinct, sans vouloir en énumérer toutes les variations possibles. Il y a par exemple une infinité de triangles suivant les dimensions des côtés et des angles, mais l’essentiel reste : trois côtés, trois angles. Je pourrais aussi caractériser les différences entre des êtres vivants en recherchant leur essence : pour être arbre, il faut sans doute ni plus ni moins qu’un tronc et des branches (feuilles et racines étant du bonus) ; pour être animal il faut être vivant avec la faculté de sentir ou mouvoir tout ou une partie de son corps (ce qui suffit sans doute à distinguer du végétal qui ne se meut ou du minéral qui est sans vie). Ainsi le corail, qui répond au toucher est-il répertorié comme vie animale !

 

Venons-on aux espèces vivantes, et parmi elles ce qui distingue l’humain de l’animal. L’aptitude à penser, à raisonner, à projeter loin dans le temps les distingue. Par exemple, j’ai pu projeter mon pèlerinage. Aucun animal ne ferait de même. Si les routes migratoires des hirondelles vers l’Afrique en automne en amènent quelques individus depuis les cheminées mauresques de Morestel jusqu’aux faubourgs de Santiago de Compostelle, ce doit bien être bien par accident. Je ne crois donc pas que le pèlerinage soit à proprement parler de l’aptitude des animaux, tandis qu’il l’est de l’humain. J’en suis la preuve, et d’ailleurs, un certain nombre d’autres êtres humains ont été pèlerins avant moi.

 

La réalité de l’essence serait donc son aptitude à faire exister, à inclure la possibilité pour un fait d’apparaître. Je reconnais l’objection probable : « Mais tous les humains ne font pas de pèlerinage ! » Ce à quoi je répondrai : « D’accord, mais un pèlerinage est quelque chose de possible à un humain, qu’il en fasse un ou non, donc cela est un trait qui le distingue des animaux pour qui la chose n’est certainement pas le cas.» L’essence est donc du domaine du possible. Sans pour autant impliquer que tout individu de l’espèce humaine doit passer par le pèlerinage pour être qualifié d’humain ! Disons que préexiste en l’humain la possibilité du pèlerinage, par sa faculté d’y penser et de trouver des raisons de le faire : c’est donc « de son essence de le faire », sans que l’acte de le faire suive nécessairement.

 

Et moi, je suis une de ces personnes qui ont librement fait le choix de marcher vers Compostelle. Mon existence actuelle peut donc se vanter de deux attributs : humain et pèlerin. J’ai une chose en commun avec mes congénères : la pensée. Mais je fais en plus partie d’une minorité qui dans son existence a choisi de devenir pèlerin ! Les mathématiciens, qui aiment la logique, diraient que l’essence humaine est une condition nécessaire mais non suffisante que l’on peut attribuer à un individu pèlerin …

 

Mais les tribulations de ces individus pèlerins n’affectent en rien l’espèce vivante qui est d’essence humaine. Il est simplement intéressant de constater que ne deviennent pèlerins que ces humains dont les modes de pensée, peut-être pour des motivations diverses, les amènent à prendre le « chemin ». Comme si cela était préinscrit dans leur individualité. Comme si préexistait en eux une logique de pensée non formulée jusqu’à ce qu’elle se manifeste et les mette en mouvement vers le but.

 

Un inconscient qui se concrétiserait pour certains, ponctuellement, et pas du tout pour d’autres ! Prédestination ? Ce pèlerinage était-il inscrit de longue date au cœur de mon existence, alors que ce ne l’était pas pour d’autres ?

 

Or, l’aptitude à penser n’a pas empêché la terre d’exister avant l’apparition de l’espèce humaine. On peut aussi supposer que cette aptitude disparaîtra irrémédiablement lorsque l’extinction du soleil entrainera la disparition de toute vie sur notre planète. « Ô angoisse existentielle ! Vraiment propre à l’humain ! »

 

J’en arrive à considérer que finalement l’existence est « le fait d’être » et que l’essence désigne « ce qui constitue la nature d’un être ». Et, plus admirable encore, je réalise que l’essence est pour l’humain à la fois le lieu où la conscience est possible et celui où cette même conscience rend l’essence concevable ! C’est un support pour l’existant qu’elle désigne !

 

En mathématiques, dans la théorie des ensembles, on dirait que la conscience est une propriété commune à l’ensemble des humains, nécessaire pour définir cet ensemble. On dirait que l’ensemble des humains a pour éléments tous les humains qui existent, chacun étant dotés de conscience. Et que dans cet ensemble des humains, il y a un sous-ensemble, celui des pèlerins ! La grande question qui fait encore débat est bien sûr la question de savoir si seuls les humains sont dotés de conscience. On parle d’un chimpanzé dans un zoo de Suède capable de projeter : il accumule dans des cachettes des projectiles qu’il lui plaît ensuite de bombarder sur les visiteurs qui viennent le contempler !

 

À contrario, est-il possible que des êtres humains puissent se dénier une conscience ? Se refuser l’aptitude de penser ? Le proverbe dit : « Science sans conscience n'est que ruine de l'âme ! » Et en effet, on peut bien imaginer la spirale dans laquelle peut tomber celui qui se fait fi de toute conscience, on dira qu’il a perdu le sens commun. Il risque sûrement d’adopter un comportement tel qu’il sera rapidement mis au ban du reste de ses semblables, devenant un paria. Il y a bien des chances qu’il sera conduit à une morale de désespoir et de nihilisme, et sa survie en société deviendra extrêmement problématique. Il pourrait bien devenir un insensé criminel, comme Anders Breivik en Norvège (2011).

 

L’essence a donc une influence sur l’existence, elle lui donne au moins « un sens », mais c’est une réalité bien difficile à soupeser : car il faut admettre que d’un côté il semble qu’il faut l’essence pour mettre en œuvre l’existence ; et d’un autre côté, toute existence peut potentiellement être source d’essences nouvelles ! Descartes contre Sartre ! Serais-je revenu au dilemme de l’œuf et de la poule ?

 

Je franchis le pont sur la Garonne. Mon corps, auquel je n’ai guère pensé pendant l’étape d’aujourd’hui, tellement j’étais absorbé par mes réflexions sur ce qui constitue la nature de l’être, n’accuse aucun signe de fatigue en grimpant sur la rive sud du beau fleuve. Par contre, tel le Romain du « Cogito, ergo sum » d’Astérix, j’ai la tête bien cognée et alourdie par tous ces raisonnements que j’y ai engrangés. J’ai l’impression une fois de plus que je tourne et tourne en rond à propos de la prééminence d’une mystérieuse conscience sur le fait que j’existe !  Le repos s’impose.

 

Tiens, justement, voici la halle aux grains d’Auvillar, fameuse pour son architecture circulaire. Dans quel sens en ferai-je le tour ? Irais-je dans le bon sens ? Trouverai-je la bonne issue vers un gîte confortable après m’être posé sur un banc pour résumer mes pensées ? Et encore une fois, je sens que mes notes vont déborder sur deux pages ! Il ne faut pas que cela devienne une habitude, cela aussi deviendrait insensé !

 

La halle aux grains d’Auvillar

La halle aux grains d’Auvillar

 

 


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