EXISTER…
Étape 29 / Lundi 25 mai / De Lauzerte à Moissac / 24 km
Tandis que le chemin fléché vers Compostelle invite les pèlerins à passer par des chemins de terre, je me rends vite compte que la pluie d’hier a rendu ceux-ci bien glissants. Je ne tiens pas à m’étaler de nouveau : mon existence, et surtout l’intégrité de ma personne me semblent plus importantes que la fidélité à un tracé manifestement voulu pittoresque, à travers pâturages, vignes et bosquets, mais moins direct et moins sûr que les routes goudronnées. Moins sûr ? Ce n’est pas certain non plus, car à marcher le long d’une route, on risque toujours qu’un véhicule vous accroche. Le risque existe, et moi aussi ! Et me voilà embarqué, sans ambages, à méditer sur l’existence !
Mon sentiment d’exister est comme quelque chose en pointillé. Absolument nul quand je dors, il peut être très fort à mon réveil, surtout si je sors d’un mauvais cauchemar : « Ouf ! Ce n’était qu’un mauvais rêve et j’existe vraiment ! Je peux me lever et choisir ce que je vais faire ensuite, je ne suis plus tributaire d’un implacable songe où je me sentais le jouet d’un mauvais destin ! »
C’est quand je prends acte de ma liberté d’agir, que je suis en situation de choix et que je prends contrôle de mes décisions, que je me trouve ensuite, rétrospectivement, un plus fort sentiment d’exister. Ce ressenti implique donc l’acte de choisir, d’agir, de changer, d’interroger, de faire un effort. Alors que, quand je me laisse aller, quand je me plante devant une télévision pour regarder du sport ou un film, mon sentiment de vraiment exister s’effiloche énormément, pour retomber à zéro dès que je m’endors.
Cette existence, plus perceptible à certains moments qu’à d’autres, est-elle une réalité ? Si oui, il semble au premier abord que je suis vraiment le seul à en expérimenter toute l’intensité. Et encore, comme je le constatais plus haut, je me découvre n’exister qu’en pointillé ! Une réalité en pointillé, c’est étrange ! Si mon corps est bien toujours là, même quand je dors, c’est un autre moi-même qui lui commande d’entrer en action au réveil. C’est ce que de façon moderne on appelle l’intellect (le « νόος» des Grecs, prononcé nousse), une partie de moi qui apparaît et disparaît au gré de la fatigue.
Et c’est à cette partie de moi, l’intellect, que se révèle l’existence. L’intellect est capable de distinguer si une partie de mon corps est dans le besoin : « Mon estomac éprouve la faim, ma bouche asséchée éprouve la soif, tout mon corps a envie de sommeil, etc. » L’intellect est aussi capable de distinguer la douleur, et de désigner l’endroit où se manifeste la douleur du corps : « J’ai mal au pied, j’ai la tête qui me gratte, etc. », et ce faisant, prouve la réalité qu’il appartient bien à un corps particulier qui existe : le mien.
Cela veut-il dire que la réalité de mon existence implique la capacité de pouvoir désigner, donner un nom, soit aux parties de mon corps, soit au tout (mon prénom et mon nom) ? Dans un sens non. Car, si au moment ou j’écris ces notes il n’y a personne autour de moi qui puisse me voir, me sentir ou m’entendre, et ne sache où je suis, je peux affirmer que je n’existe qu’à moi-même et qu’il n’est nul besoin de me désigner, par un nom. Ce serait alors ma seule conscience qui me ferait exister à ce moment-là !
Mais si mon téléphone portable sonne à ce moment-là, à cet instant de parfaite solitude, il faudra bien admettre que quelqu’un a pensé à moi, puisqu’il m’appelle. Pour cet ami, mon existence sera réelle dès que j’aurai appuyé sur le bouton vert autorisant la communication, et que je me serai présenté …
Comme quoi, mon existence a également une forme de réalité, sous un prénom et un nom, dans la conscience des autres humains … Et pas seulement des humains, car si le bruit de mon pas sur la route effraie un lézard qui se chauffait au soleil sur la murette voisine, je peux en conclure que mon existence était bien réelle pour lui, l’espace d’un instant, celui où il s’est enfui ! Sans que ce brave lézard n’ait la moindre idée, ni de mon nom, ni de mon prénom !
Mon existence est perçue de façon différente par des consciences différentes, la mienne bien sûr, mais aussi celle de mon ami, ou celle du lézard. Le fait que j’existe est donc pensé par d’autres, et interprété différemment suivant les circonstances. Menaçante pour le lézard, amicale pour celui qui me téléphone, mon existence la plus objective est celle qui se fait dans mon propre intellect, et qui s’auto défait quand celui-ci est en état de perte de conscience ! « Cogito, ergo sum – Je pense, donc je suis ! » (René Descartes – Principes de la philosophie - 1644) : c’est une certitude ! |
« Cogito, ergo sum », d’après Goscinny & Uderzo |
Ceci dit, quel niveau d’objectivité dois-je attribuer à la conscience que j’ai d’exister, quand je compare cette réalité à d’autres choses qui me trottent dans la tête et qui sont beaucoup plus conceptuelles : la notion de négatif, ou l’infini par exemple. L’univers existait bien avant, et existera encore longtemps après que ma naine conscience d’aujourd’hui l’ait perçu et apprécié. Tandis que l’infini, lui, n’existe pas matériellement. L’univers peut exister, que ma conscience existe ou non ! Mais l’infini ne peut exister sans qu’une conscience lui attribue ce nom pour lui donner un sens, une explication. Dieu serait-il de cette catégorie de concept, en dépit de la méthode cartésienne réputée capable de certifier sa réalité ?
Qu’en est-il d’autres choses : cet arbre sous lequel je passe, par exemple ? Existe-t-il quand je ne pense pas à lui ? Il existe sûrement en temps qu’assemblage d’atomes et de molécules qui lui donnent la forme de tronc, de branches, et de feuilles que je perçois. Sans oublier ses racines cachées dont l’expérience me fait deviner l’existence. Ce beau et grand platane était là avant que je sois né, et il y a bien des chances qu’il existe encore après que je sois trépassé !
Lui (l’arbre) et moi (l’humain qui pense), existons dans un monde extérieur auquel nous sommes intimement liés. Ma conscience me permet de me distinguer de lui. D’autres consciences le percevront et me percevront d’une autre manière que je le perçois, ou que je me perçois. J’existe en me différenciant de ce qui n’est pas moi. D’autres consciences me perçoivent autrement que je me conçois, et perçoivent également l’arbre différemment, tel le lézard qui a couru s’y réfugier …
Ainsi, toute existence existe sous de multiples formes suivant la conscience qui la perçoit, la mienne parmi d’autres. Et dans un tel pullulement de formes d’existences, une existence propre, une existence « en soi » est-elle véritablement concevable ? Il en existe probablement une infinité d’aspects !
Que de complexité donc, autour de ce simple mot : « Exister ». « En parole et en pensée, par action et par omission ! », ai-je envie de dire … Cela me rappelle ce que l’on m’inculquait au catéchisme par rapport au mot « péché » ! Et voici que j’ai moi-même ici péché, oui j’ai vraiment péché … d’avoir cogité beaucoup trop longuement sur l’existence : deux pages de notes au lieu de l’unique que je m’étais originellement fixé dans ces paraphrases du livre de mon ami ! Pour ma défense, depuis Rocamadour, il me semble que je hume et goûte la beauté de l’existence deux fois plus qu’avant …
Allez, la semaine s’annonce chargée, il est bien temps d’arriver au bout de mon étape, et de noyer ce flot de pensées ergotantes dans un verre de « chasse-les là » … euh, je voulais dire « chasselas », la spécialité de Moissac ! Bon à humer et à goûter, lui aussi !