…DE PRÉSENCE…

Étape 23 / Mardi 19 mai / De Lacapelle-Marival à Rocamadour / 39 km

 

Je suis rentré dans le parc naturel des Causses du Quercy. Je suis fasciné par les contrastes d’aridité et de verdure de mon étape d’aujourd’hui. En haut, les causses calcaires avec leurs garrigues sèches et maigres pâturages pour brebis. En bas les gorges profondes où resurgit l’eau d’infiltration sous arbres et lianes multiples. La richesse que cause cette présence de l’eau éveille tous mes sens : la vue bien sûr, mais aussi mon ouïe qui se régale de l’écho des cris d’alarme des faucons planant près des falaises ; l’odorat qui s’emplit de l’odeur d’ail sauvage des sous-bois humides près d’un cours d’eau ; le toucher lorsque ma main s’agrippe à un tronc moussu pour éviter la chute dans un sentier pentu …

 

Je savoure chaque instant. Vivant ainsi dans l’instant, je me libère du poids du passé et de l’angoisse de l’avenir. Exalté, je marche à un rythme de plus en plus effréné. Et voilà que dans une descente raide, je manque de basculer dans le ravin quand se brise l’extrémité d’un de mes bâtons de marche qui s’est inséré entre deux dalles de pierre. Attention ! J’ai bien failli y passer … « Te gorger du présent », me dis-je, « ne doit pas t’amener à sauter dans le vide pour goûter de l’ivresse de l’apesanteur ! » Je réalise combien j’ai eu de la chance car j’ai basculé en arrière du côté du chemin plutôt qu’en avant du côté du ravin. Une bouffée de chaleur me monte à la tête, j’ai du flagada dans les jambes ! Le cœur battant la chamade, je m’assieds sur un roc … Finie l’exaltation un peu folle !

 

« Allons, il te faut vivre dans le giron du présent, plutôt que dans l’instant ! » Je me fais cette réflexion à voix haute et me remets en route. Ce « giron du présent » prend l’image d’un segment de temps qui glisserait avec moi en progressant. Il peut m’escorter calmement, sans précipitation ni langueur, mais il apporte avec lui la réalisation de ce qui vient de se passer et l’anticipation de ce qui pourrait se passer.

 

C’est comme si une meilleure présence aux choses me prend par la main pour m’accompagner, sans me forcer, mais aussi sans m’aveugler. Elle n’étouffe pas tous mes désirs de me projeter vers l’avant, mais cette connaissance acquise qui voyage avec moi préfère brider les dangers possibles, me conformant mieux ainsi au nécessités de la survie. Ô présence intemporelle de la sagesse, tu me prends par la main, plus subtile mais plus énergisante que l’inertie entravante de concepts inventés par le savoir ! Car à vouloir formuler des concepts, on perd aisément son pouvoir de concentration.

 

Il me vaut mieux être conscient de ma capacité à me glisser avec attention dans la nature. Je dois rester attentif plutôt qu’avoir l’inconscience de vouloir m’y plonger corps et âme dans cette belle nature, en aveuglant de concepts fumeux ma perception à son sujet concernant sa réalité et ses dangers. Par exemple : le concept d’invincibilité de l’être humain dans sa confrontation avec ce qui n’est pas capable de raisonner ; ou l’idée d’une domination sur tout ce qui vit et bouge et qui n’est pas « pensant » ; ou encore l’innocuité du minéral et de l’inerte ! Et dire qu’une vulgaire fente entre deux blocs de pierre aurait pu causer ma perte !

 

Ah ! Ce concept du présent et ce sentiment d’une présence ! Difficile à cerner … Il est plus facile de ressentir le présent lorsqu’on est en silence, comme je l’étais tout à l’heure, attendant, assis sur mon rocher, que se calment les assourdissants battements de mon cœur. J’ai cru alors que tout autour de moi faisait silence pour mieux écouter ces « poum ! poum ! poum ! » qui bondissaient de ma poitrine. Plus difficile de le ressentir lorsqu’on n’est que « futile présence » au milieu d’un foule sur un trottoir de ville ! Et pourtant, ne dit-on pas qu’on peut « imposer sa présence » à d’autres dans un groupe ! Cela m’est arrivé maintes fois … Je ne sais pas si c’était toujours un présent que je leur faisais, de leur imposer ma présence, même en silence !

 

Me voici sorti de la solitude du val ténébreux de l’Alzon, ce ruisseau qui mouille le pied de la falaise de Rocamadour. Là autrefois, des ermites faisaient silence, priaient, mourraient … Plus tard, des pèlerins annoncèrent qu’un certain Amadour, alias Zachée le publicain, aurait été l’un d’eux. On trouva un corps dans le roc, près d’un sanctuaire bâti dans la falaise. De beaux miracles survinrent et encore plus de pèlerins vinrent à genoux gravir les 210 marches du lieu saint ! Leur présence s’est imprimée dans l’usure arrondie des escaliers que j’escalade en silence …

 

 


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