INTUITION…
Etape 15 / Lundi 11 mai / De Saint-Alban-sur-Limagnole à Malbouzon / 29 km
Je me trouve maintenant dans le département de la Lozère, après avoir cheminé en Isère, dans la Drôme, en Ardèche et en Haute-Loire. Pas de doute, les travées de ma cathédrale commencent à prendre forme, même si ce n’est que le début de la nef ! J’aligne mes étapes comme on aligne des colonnes, et celle d’aujourd’hui se fera dans une région sauvage et envoûtante : l’Aubrac. On y trouve de rustiques vaches à la robe couleur de miel, avec des cornes en forme de lyres, et des yeux à tomber amoureux au premier regard…
Je remarque en ce matin frileux que les vaches tendent à s’aligner toutes dans la même direction Nord-Sud alors qu’elles paissent ou ruminent dans les pâturages encore couverts de rosée. On a avancé la théorie que ces utiles mammifères seraient doués de « magnéto-réception » : elles s’aligneraient pour diminuer les picotements de courants magnétiques qui les traversent ! Intuitivement, cela paraît raisonnable, mais raisonnablement, est-ce prouvé ?
Et nous, humains, quels courants nous traversent-ils ? Quels courants de pensées ? Il y a ceux basés sur la pensée intuitive et ceux fondés sur le raisonnement méthodique. Intuition pour les uns, raisonnement pour les autres, quel courant rapproche plus vite de la vérité ? Pour convaincre en profondeur, vaut-il mieux une histoire racontée qu’un traité scientifique ?
Le proverbe « Qui vole un œuf, vole un bœuf », dans son plaisant raccourci et sa rime qui plaît à l’oreille, est représentatif de toute une sagesse populaire qui sait résister à l’épreuve du temps ? Ce dicton est la fois intuitif et empirique. Il ne se démontre pas, il ne se prouve pas. Mais mieux qu’un traité de code civil, mieux qu’un cours de morale civique, mieux que la vigilance d’une estafette de gendarmes ou la sévérité d’un juge d’application des peines, ce dicton sert à faire passer le message de l’importance de la probité. De même, les intuitives formules « L’hirondelle ne fait pas le printemps », ou « Le mieux est l’ennemi du bien » résument en un coup de cuillère à pot ce que la science de la météorologie ou un traité sur l’efficience mettent des pages et des pages à vouloir établir.
La conviction de ce qui est, vient-elle seulement par un raisonnement récurrent et inductif, comme cela se fait en mathématiques ? Un raisonnement correct suffit-il ? On sait combien le pas est grand entre l’univers privilégié et cohérent du raisonnement pur mathématique et son application aux sciences de la nature, physique et chimie en particulier. Les mathématiques conduisent à mieux comprendre la notion d’infini, à même répertorier une hiérarchie d’infinis de plus en plus immenses. Mais la complexité des phénomènes naturels et l’infinité de variables qui les affectent obligent vite le physiciste, ou le cosmologiste, à formuler des hypothèses simplificatrices pour « encadrer » la validité des lois qu’il cherche à établir.
Ainsi, le grave Newton réussit-il à établir les théories de la mécanique céleste en s’appuyant sur la loi de la gravitation universelle. Celle-ci reposait sur l’hypothèse que espace et temps étaient des réalités indépendantes l’une de l’autre. Le plus burlesque Einstein fit l’hypothèse plus saugrenue, mais qui se révéla plus exacte, de voir un lien entre espace et temps. Pour lui, la présence de matière provoque une courbure de l’espace et affecte dans le temps le parcours de toute autre masse en mouvement. La gravitation devint alors une perturbation de l’espace là où il n’est pas vide ! Cette courbure de l’espace-temps est plus en plus prononcée si beaucoup de matière est condensée dans en un corps très massif et de petite taille.
Déformation de l’espace au voisinage d’un corps massif, provoquant l’incurvation de la trajectoire de passage d’une bille, et évoquant la notion de courbure de l’espace-temps (d’après le site de vulgarisation d’Olivier Esslinger : www.astronomes.com) |
Près d’un corps massif comme le soleil, l’espace-temps est comme creusé, et les corps ne se déplacent plus dans le temps en ligne droite : leurs trajectoires s’incurvent ! Même la trajectoire de la lumière peut ainsi être déviée. On s'en est aperçu lors d'une éclipse en observant des étoiles qui apparaissaient juste à côté du soleil et en remarquant qu'il s'agissait en fait d'étoiles qui spatialement auraient dû être encore cachées derrière ! Or, les équations d’Einstein peuvent rendre compte de ce phénomène de « loupe gravitationnelle », mais les lois de Newton sont incapables de l’expliquer. Ses formules sont impuissantes à le calculer. En introduisant l’influence d’une nouvelle entité, le temps, et en acceptant que l’espace puisse être modifié, Einstein a inventé une nouvelle loupe. Quelle intuition !
Or, ni ces divagations spatio-temporelles, ni le raisonnement inductif ne permettent de résoudre le bien connu dilemme de l’œuf et de la poule. « Qu'est-ce qui est apparu en premier : l'œuf ou la poule ? » Si on vous dit : « C'est l'œuf », vous dites : « Mais qui a pondu cet œuf ? ». Si on vous répond : « C'est la poule », vous demandez : « Mais cette poule sort bien d'un œuf, non ? ». Et l’on tombe dans une série infinie de questions et réponses, cercle sur lequel une fois embarqué on ne peut jamais sortir. Le cercle n’a ni commencement, ni fin. Ainsi, deux vérités indéniables, tout aussi inductives l’une que l’autre, deviennent incapables de résoudre un questionnement qui est d’un ordre supérieur métaphysique. Nous voyons que la raison ne peut se passer de l’intuition, car l’induction peut amener à la généralisation, mais qu’on ne peut sortir d’une généralisation inadéquate que par des thèses d’un ordre supérieur.
À la différence de la ligne droite qui, en géométrie, n’arrête jamais de se prolonger jusqu’à l’infini, la circonférence d’un cercle est d’une longueur finie. Mais il faut se sortir de ce cercle pour s’en rendre compte ! Imaginons un cercle de rayon R habité par un seul habitant nommé Vincent. Vincent, partant dans une direction, pourrait retrouver en un temps donné son mouchoir perdu au départ ! Par exemple, disons que cela prend une minute. Si Vincent ne ramasse pas le mouchoir mais décide de repartir dans la direction opposée, il mettra encore exactement une minute pour retrouver son mouchoir, en marchant à la même vitesse et en effectuant la circonférence dans l’autre sens.
Imaginons un voisin de Monsieur Vincent, Émile, qui perd lui son mouchoir sur un cercle deux fois plus grand, de rayon 2R. Émile ne pourra jamais expliquer à Vincent pourquoi il lui faut, à lui, deux fois plus de temps pour retrouver son propre mouchoir. Ceci suppose bien sûr qu’Émile se déplace à la même vitesse que Vincent. Partant au même moment, Émile verra Vincent s’éloigner puis se rapprocher, puis le dépasser pour s’éloigner encore avant de se rapprocher une deuxième fois. Et finalement, quand Émile retrouvera son mouchoir au bout de deux minutes, Vincent lui dira qu’il a retrouvé le sien deux fois !
Vue d’un hélicoptère prenant de la hauteur, l’histoire du jerrican des Dupont et des traces concentriques de leur jeep dans le désert du Pays de l’Or Noir est facile à comprendre. L’élévation fait mieux comprendre ce qui les stupéfie. Mais qui donc peut provoquer l’intuition et donner la clé de ce passage à un niveau supérieur ? Qui inventerait l’hélicoptère dans un univers consistant d’une surface plane et désespérément plate ? Qui élèverait Vincent et Émile a se représenter deux cercles concentriques, l’un deux fois plus grand que l’autre ?
Je me rends ainsi compte de la nécessité d’une puissance intuitive pour aider l’humain à s’attaquer à une notion autrement inaccessible. Facétieusement, j’ajoute une jolie voisine au voisinage de Vincent et d’Émile. Je l’appelle Perpétue. Elle aussi perd son mouchoir à son départ. Mais, manque de chance, Perpétue est habitante d’une droite, pas d’un cercle ! Regardez avec moi Perpétue s’éloigner après son départ, à la même vitesse que Vincent ou qu’Émile. Nous ne verrons jamais Perpétue retrouver son mouchoir ! Vincent et Émile se demanderont encore et toujours pourquoi ils ne l’ont jamais revue ! Bonjour les infinis !
Bien que similaires de nature (des cercles), la dimension de leurs espaces était différente pour Vincent et Émile… Par contre, l’espace dans lequel évoluait Perpétue (une droite rectiligne) était de nature différente de celui de ses voisins… La formulation d’hypothèses différentes (des espaces de nature différente) modifie complètement la conclusion du même processus (la marche à la même vitesse). Ô puissance intuitive, quelle est ta source ? Puis-je t’appeler Dieu ? Es tu le Dieu révélateur de la Bible ?... Bible qu’on dit d’inspiration divine… « La preuve ? – C’est écrit dans la Bible ! » Aïe, aïe, aïe ! Me voici encore empêtré dans le cercle d’une affirmation autoréférentielle ! Intuition, au secours !