…EN DEVENIR…
Etape 12 / Vendredi 8 mai 2015 / Du Puy-en-Velay à Monistrol-d’Allier / 20 km
Ultrëia, c’est l’expression qu’utilisaient les pèlerins du Moyen-Âge pour s’encourager mutuellement sur le « camino di Santiago », le chemin de Saint-Jacques. Peut-être venu du latin ultra (au delà, plus loin), le mot invite à « passer outre », à faire face aux difficultés que l’avenir vous réserve. Beaucoup de ces pèlerins en sont venus à passer par Le Puy depuis qu’un évêque du lieu, Godescalc, est devenu le premier pèlerin « historique » de France à oser le pèlerinage jusqu’aux confins de la Galice en l’an 951.
Partir en pèlerinage, c’est se mettre … en devenir. C’est accepter librement de se projeter dans l’avenir avec un but lointain qui vous séduit, pour vous extraire pour un temps d’un présent routinier, pas toujours attirant ni trop porteur. Non pas que ce choix vous rende forcément plus libre, car une fois la flèche lâchée, il faut bien qu’elle arrive à sa cible sans changer de trajectoire. Mais au moins, pendant un moment, le pèlerin que je suis se complaît dans l’agréable illusion que ce n’est pas une fantaisie qui le conduit là-bas à Santiago. Il refuse de croire que ce choix était peut-être entièrement déterminé à l’échelle cosmique. À son échelle, la décision de se mettre en route lui a semblé irréversible. Mais l’acte reste aléatoire à accomplir au vu de nombreux incidents de parcours qui peuvent surgir et sur lesquels il n’a aucun contrôle. Le vent pourrait dévier la flèche. Un obstacle pourrait surgir.
Ainsi, le passé est plein de futurs non réalisés, et qui peuvent peser, alors que l’avenir relativement proche peut être perceptible, un devenir auquel j’aspire en espérant qu’il va m’alléger. Mais je reste incertain dans la forme qu’il prendra, ce « devenir », et je crois refuser d’accepter que ce serait en fait lui qui m’aspire et me projette en avant ! Est-il en vérité modelé par mes pensées et désirs, ou bien est-ce lui qui les dirige fermement à son gré ?
J’anticipe avec suffisante intelligence mon avenir par la rigueur de ce que je dois accomplir aujourd’hui pour cela, mais serais-je plus sûr de le modifier, ce devenir, à mon avantage ? Comparé au présent, où je manque de recul, je ne peux éclairer mon devenir qu’à la lueur des bribes du passé qui m’ont fait gagner « de l’expérience ». Mais je me sens bien incapable de vivre avec exactitude l’instant présent pour me garantir personnellement le plus certain des plus roses avenirs. Ah ! Merveilleux, le coup de baguette magique qui me permettrait de maîtriser à la fois présent, passé et avenir !
Serait-il plus facile de me mettre à une échelle plus grande, englobant tous mes semblables plutôt que moi uniquement, et prévoir leur devenir pendant le cours de ma vie et au delà ? J’en doute. C’est pourtant avec conviction que certains, comme le visionnaire Teilhard de Chardin, osent parler d’un point vers lequel convergerait toute l’humanité. Ces humains y parviendront-ils, à ce point Oméga, avant que la terre ne soit carbonisée par le soleil agonisant devenant une étoile géante ? Tant qu’à finir ainsi, je suis de la race de ceux qui voudraient au moins pouvoir descendre dans les flammes avec panache : puisque la fin est inévitable, autant à l’échelle humaine qu’à l’échelle individuelle, je préfère quant à moi m’approprier mon devenir plutôt que de laisser à d’autres l’occasion de le faire !
En attendant, souffrant à monter et à descendre, franchissant les monts qui séparent la Loire de l’Allier, je tremble à imaginer l’étendue des vagues successives de reliefs que je devrai franchir sur le chemin. Je redoute les pentes abruptes qui m’attendent, autant sur le plan méditatif que sur le plan géographique. Des hauts et des bas. De l’exaltation suivie de dépression ! Hier parfaitement libre, je me découvre aujourd’hui passablement déprimé !
Momentanément mal à l’aise, je m’assois sur une souche pour reprendre souffle et voilà qu’arrive en trombe un pèlerin TGV qui me lance au passage avec un grand sourire : « Ultreïa ! » Lui au moins ne se pose pas de questions sur son devenir : il fonce ! Et moi, voici que je me mets presqu’à courir pour le suivre … Avec panache ! Bien malin qui aurait pu me prédire ce sursaut dans mon devenir !