…INSTRUMENTÉ…
Etape 10 / Mercredi 6 mai 2015 / De Chambonnet à Saint-Front / 20 km
Écoutant le chant d’un coucou qui commence sa migration printanière, je m’élance à travers les bois de châtaigniers dans lesquels serpente encore, comme hier, le chemin. La châtaigne était une source de nourriture essentielle autrefois : ces arbres permettaient la survie dans ces montagnes caillouteuses de l’Ardèche. Chaque arbre avait sa fonction, chacun sa destinée, chacun était un instrument au service d’une rude population.
Et moi, au milieu des humains avec qui je coexiste, n’ai-je pas aussi souvent servi d’instrument à de plus rusés, sinon plus rudes que moi ? Manipulé par d’autres, n’ai je pas souvent « été agi » alors qu’on me donnait l’impression « d’agir » ! Pauvre manœuvre aux mains de plus puissants, fus-je esclave de leurs soucis d’enrichissement ? Victime de cet asservissement, n’y ai-je pas contribué, moi aussi en utilisant à mon avantage certains dans mon entourage ? Cette apparente imbrication semblait s’inscrire comme le fil d’un accomplissement qui me dépassait, fibre de ce qu’on appelle d’ailleurs « tissu social ».
C’est le chant du coucou qui a dû m’orienter vers cette réflexion. Ces oiseaux savent si bien profiter des autres oiseaux en pondant leurs œufs dans les nids qu’ils ne savent construire eux-mêmes ! Tiens, coup de chance, en voici justement un spécimen, un très bel oiseau très facilement effarouché et difficile à observer. Il me toise un instant et s’envole sans faire de bruit. Peu de temps après, il me nargue depuis le versant opposé : « Coucou ! Coucou ! »
Courbé sur mes pensées profondes, je ne me sens pas de dépasser un groupe de trois randonneuses nonchalantes : elles voudraient sans doute engager une conversation. Tel le coucou solitaire, je préfère échapper par un chemin de traverse qui monte vers la crête plutôt que de la contourner. Coup de chance que cet écart ! Arrivé en haut, je tombe sur un panorama enchanteur que je n’aurais jamais pu contempler si j’étais resté sur le sentier principal. Les trois inconnues ont été les instruments insouciants d’un sublime moment que je passe à admirer les herbages fleuris du mont Mézenc. Parfois les instruments ont du bon !
Ne suis-je pas aussi, volontairement ou pas, instrument d’asservissement autant que de réussite pour d’autres ? Oui, un outil au service d’une volonté qui gère actes et émotions, parfois leur donnant un ton négatif (l’esclavage), parfois un ton positif (la réussite) ? L’image d’hier, celle du voilier, me revient soudain, mais l’idée est beaucoup moins agréable. Me serais-je cru au gouvernail alors que c’était en fait l’océan qui me gouvernait ! Il me semble que je suis à la merci de forces qui me poussent ou m’inspirent en se riant de mon sort d’individu. Les voilà réapparus, et en train de se réjouir, ces dieux légendaires de la Grèce et de la Rome antique pour qui l’humble mortel n’était qu’un jouet dont ils pouvaient disposer à leur guise ! Cachés dans les nuées sur l’Olympe, ils règlent mon destin de bouteille à la mer !
Que dis-je, « mon destin » ? Je devrai dire « nos destins » ! Car comme chaque arbre de la forêt qui m’entoure, je me fonds dans un tout collectif, une masse d’humains instrumentalisée pour le plaisir de cette cour supérieure et omnipotente. Un jour élève et plus tard maître, un jour client et plus tard vendeur, un jour employé et plus tard patron, je suis d’abord le manche pour être ensuite le tranchant de la cognée inventée par les mystérieux gestionnaires de cette forêt. « Tous ont travaillé en commun, les uns malgré eux, d’autres à leur insu, aveugles instruments » dans des mains divines (Alexis de Tocqueville – De la démocratie en Amérique).
Allons bon, il faut que je me secoue ! C’est bien moi et moi seul qui chemine. C’est tout seul que j’ai décidé de le faire, ce « Camino di Santiago » ! Nul autre que moi et moi seul ai fait le choix de l’effort physique que j’endure déjà depuis huit jours. Il est bien trop facile de me croire victime soumise à l’inexorabilité d’un hypothétique Zeus qui depuis sa burlesque demeure olympienne, aurait planifié mon sort dans ses moindres détails. N’y a-t-il pas trop de vies indépendantes qui s’entremêlent autour de moi, trop de péripéties possibles suivant les choix de tous à chaque instant, trop de parcours possibles pour que je ne me vois que marionnette manipulée dans un décor ? Je me cambre et c’est le front plus haut que je rentre au village de Saint-Front !