D’ÉTAT EN FLUX…

Etape 8 / Lundi 4 mai 2015 / De Vernoux-en-Vivarais au Cheylard / 25 km

 

« Lundi matin, l’empereur, sa femme et le petit prince … Sont venus chez moi, pour me serrer la pince … Comme j’étais parti … etc. »  Aimablement espiègle, cette chanson de mon enfance me revient au moment où ma conscience et moi-même redémarrons de concert depuis Vernoux en cette matinée de lundi ! Le jeu de mots … Vernoux et « vers nous » … a peut-être contribué à me faire imaginer ces trois dignes personnages venant à notre rencontre … venant … vers nous !

 

Nous ? Oui, c’est moi et ma conscience dont j’avais vainement tenté hier de me débarrasser. Je ne suis même pas sûr d’avoir su l’alléger. Mais ma chansonnette donne de l’entrain, et la cadence de sa mélodie me permet d’adopter un rythme de marche plus serein. Pas de doute, chantonner et siffloter me mettent dans un état de bonne humeur. Et cet état plus frivole soulage de l’avalanche de questionnements qui a déferlé lors de ma première semaine de pèlerinage. Chantant à tue-tête, je dévale le chemin qui a pris plus franchement la direction de l’ouest, dans un relief toujours chahutant d’ondulations. Les monts succèdent aux vallées, je plonge et j’émerge, et je songe aux vagues de l’océan, beaucoup plus loin vers l’ouest.

 

Je me revois enfant, faisant pour la première fois sur une grève bretonne l’expérience du flux et du reflux. Que d’émotions à ce spectacle, toujours changeant dans le détail, et pourtant toujours immuable dans sa régularité !  Je regardais la marée monter vers moi, admirant la beauté et la force de cette nature jusque là inconnue. Et bientôt les pieds, puis le bassin dans l’eau, je me testais avec plus ou moins de réussite contre la force des vagues. Rester debout dépendait de mon habileté à négocier la puissance de ce déferlement incessant sur lequel j’avais peu de contrôle. Jamais une vague n’était identique à la précédente.

 

Ainsi, à marcher par monts et par vaux, moutonne vers vous le flux de paysages vaguement identiques mais toujours différents. C’est un flot d’images, de sons et d’odeurs qui déstabilisent votre état d’âme et vous éveillent à de nouveaux états de perception, de nouveaux degrés de conscience !  Réalité ou fiction ? Concrète ou virtuelle ? Objective ou subjective ? Comment qualifier l’interaction entre ce rouleau qui assaille activement (le flux) et la représentation passive que l’on s’en fait (l’état) ? Suis-je l’observateur ou l’observé ?

 

Je reprends mon rêve, là-bas à l’ouest, au bord de l’Atlantique. Je m’imagine devenir l’un de ces brisants qui s’avance dans la baie. J’en cherche l’origine là-bas, beaucoup plus loin dans l’océan, avant qu’il ne vienne s’écraser sur la plage. Plus lointaine est la vague, plus je la pénètre en pensée, plus je l’habite. Avec elle dans la houle excitante, je ne suis pas encore meurtri par la finalité de toute vie s’abîmant dans du sable. En songe, je suis moi-même cette lame venue de nulle part, bariolée de bleu marine et de vert de jade, fièrement couronnée d’un embrun écumant : je suis l’empereur progressant noblement jour après jour, avec femme et petit prince, sans jamais croire que cet état de conquérant puisse un jour se terminer !

 

« Ô temps, suspens ton vol … Et vous heures propices, suspendez votre cours ! » (Le Lac de Lamartine). En surfant avec ma vague, je suis en train de saisir l’instant et en m’accrochant ainsi au rouleau trépidant je perds la notion du temps qui s’écoule : il semble soudain qu’il n’y a plus de limite à mon état de progression vers l’avant. Tel un voilier dont le vent gonfle la toile, je crois m’envoler et ne me soucie plus ni du passé, ni du futur ! C’est la joie du relâchement intégral. Je lâche prise et file je ne sais où, sans avoir à fournir le moindre effort. État de grâce ! Totalement immérité, car je n’ai pas eu à fournir un seul coup de rame !

 

Que vaut-il mieux choisir, l’état ou le flux ?  Rester sur place et se cramponner au sable friable de la grève en subissant le choc des vagues déferlantes qui de minutes en minutes assènent leurs coups de boutoir ? Ou bien s’aventurer à l’accompagner, cette lame majestueuse qui file sur l’océan ? Si vivre c’est aller de l’avant, si le passage emballe plus que le confinement, alors oui, tout flux qui m’embarque peut mieux amorcer un élan bienfaiteur. L’état mélancolique de Lamartine dans le même poème, son « spleen », résonne en ma mémoire : « L'homme n'a point de port, le temps n'a point de rive ; il coule, et nous passons ! »

 


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