…LA CRAINTE D'…

Etape 6 / Samedi 2 mai 2015 / De Champis à Vernoux-en-Vivarais / 15 km

 

Aujourd’hui, le chemin n’est que montagnes russes : je n’arrête pas de descendre et de remonter. Mon ombre, qui en ce beau matin ensoleillé se projette devant moi dans ma marche vers le sud-ouest, glisse en silence sur les aspérités des sentiers. Fidèle compagne sans cesse attachée à mes pieds, elle semble me narguer par la facilité avec laquelle elle progresse et se joue de tout obstacle. Je crois même qu’elle me parle, à moi qui ressens de nouvelles courbatures causées par la rude et raide ascension d’hier. « Tu aurais dû plus t’entraîner avant d’entreprendre ce pèlerinage. On ne s’improvise pas pèlerin. Tu aurais dû mettre moins de choses inutiles dans ton sac. Tu … ceci, tu … cela ! »

 

C’est comme un être qui file à côté de moi et n’arrête pas de m’observer, de me juger. J’ai envie de crier : « La ferme ! Toi mon ombre ! J’ai déjà une conscience et ça suffit ! »  Oui, ce sac est lourd : c’est le poids de ma conscience, fait d’accumulation de défaillances et échecs que je n’arrête pas de déplorer. La plupart sont pourtant mineurs, mais leur somme totale me grève et me courbe le dos. Et je n’arrête pas de baisser la tête sous le fardeau du passé. Au lieu de le vider, ce sac trop plein, je thésaurise ces offenses d’autrefois. Et pourtant, si je le purgeais, ce sac, son poids plus léger me permettrait de relever la tête et de contempler avec plus de bonheur tous les généreux bienfaits dont j’ai été et je suis encore gratifié.

 

Pourquoi faut-il que je m’appesantisse sur les maladresses d’antan, celles dont j’ai été victime d’abord, autant que celles que j’ai infligées ensuite à d’autres ? C’est encore et toujours : « Ah si ceci … Ah si cela … Ah si j’avais su … Ah si j’avais voulu … » Et c’est en plus chacun de mes manquements : « Ah si j’avais fait … ceci, plutôt que fait … cela ! » À force de le scruter, mon rétroviseur prend une place de plus en plus démesurée. Voilà même qu’il cache le pare brise. Et ce qui est derrière moi m’empêche d’admirer ce qui vient !

 

Devrai-je encore le porter longtemps ce surcroît de désagréments subis ou infligés, ce lest de souffrances et de culpabilités que je traîne par monts et par vaux ?  Je me surprends à accuser mes ascendants d’en avoir planté en moi la conscience et étalonné la lourdeur. Je sais qu’eux aussi ont endossé de telles contraintes avant moi, mais pourquoi ont-ils tenu à les faire perdurer en m’ayant appris ce que veut dire le mot « péché » ?  Ah, ça y est, il est lâché ce mot « péché » que des représentants de Dieu ont été si enclins à savoir inoculer en ma jeune cervelle !

 

Or, pendant ce temps, mon ombre semble s’amuser de tout, se riant de changer de taille pour épouser ici un creux du chemin, là une rotondité. Un moment courte, l’instant d’après longue, tout à-coup étroite avant de s’élargir, je la vois me répéter encore et encore : « Sois libre et toujours adaptable !  Mords effrontément au fruit défendu de tout vouloir connaître. Jouis de tout ce qui est. Ne crains pas d’abandonner ta triste et lourde condition tridimensionnelle sujette aux limites et à la gravité !  Ne savais tu pas rire des incongruités imaginées par le facteur Cheval de Hauterives ?»

 

Comment me libérer ? Dois-je continuer à tenir pour sain et salutaire le sentiment de charrier un fardeau de responsabilités et de culpabilités, fardeau qui m’a sans doute été remis par erreur ? Ne ferais-je pas mieux d’appuyer la touche « effacer », blanchir toute mon histoire et me soustraire par une décision d’incrédulité à tout mon fatras d’évocations regrettables ?

 

Bon, tout n’est pas si simple. C’est de moi qu’il s’agit. Je ne vais pas quand même jeter le bébé avec l’eau du bain ! Avant d’appuyer sur la touche « purge », il faut savoir ce qui se jette et ce qui se garde. Pour cela je dois oser l’analyse de mes erreurs et de mes échecs. Car si je veux à l’avenir ne pas reproduire une faute déjà commise, il me faudra bien conserver cette faute en mémoire, telle une balise à éviter. La conserver pour la contourner !

 

Je fatigue ! Et si après tant de dents de scie, de hauts et de bas, de remblais et d’ornières, je m’accordais une petite pause ? Mon ombre qui s’agrandit dans mon dos à l’approche de Vernoux-en-Vivarais n’ose plus trop rire : elle sait que le soleil va disparaître derrière un clocher, et elle avec ! C’est décidé : demain, ce sera ma première relâche dominicale !

 


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