…SANS TROP INSPECTER…
Etape 4 / Jeudi 30 avril 2015 / De Hauterives à Tournon-sur-Rhône / 30 km
Aujourd’hui, ce n’est pas un corps humain qui s’élance sur l’invitante déclivité boisée du plateau du Chambaran pour une assez longue étape, c’est une « locomotive à vapeur » !
Oui je me plais à imaginer mon corps comme l’une de ces antiques machines qui enfumait autrefois nos campagnes. Le rythme de ma respiration accélère après un départ en douceur, car les courbatures des premiers jours ont disparu. Et mon haleine dans le frais du matin me rappelle les jets de vapeur qui ponctuaient la course des trains de ma jeunesse.
Ce pas alerte fait bouillir mes pensées, ma locomotive devient alambic ambulant… Mais hélas, voici que de lourdes humeurs m’échauffent le sang, comme si le résultat de la distillation provoquée par la chaudière évacuait tout rêve plus léger. Ne se condensent que de pesants distillats, et pas si parfumés que ça ! En moi s’accumulent les relents de tenaces regrets : le poids de mon passé. Ah si ceci … Ah si cela … Ah si j’avais su … Ah si j’avais voulu … Allons bon, mon pèlerinage qui se veut libérateur se plaît aujourd’hui à me voir patauger dans l’épaisseur culpabilisante de remords plutôt engluants !
Quoique paisible et calme, la nature qui m’entoure avive en moi douleurs et peines, plus que douceur et contentement. Est-ce l’effet des hautes futaies que je traverse, qui restreignent mon horizon ? Est-ce la boue des chemins de traverse que j’empreinte qui alourdit mes réflexions ? Faillant même m’étaler, j’arrive trop vite sur la pente glaiseuse d’un de ces bourbiers … et je m’en veux ! Agaçants regrets de me croire jouet incompris du destin ou remords objectifs de n’avoir librement voulu faire ce que j’aurais dû ? Je m’en veux, je m’en veux, je m’en veux !
Oh, la voilà devenue bien lourde ta locomotive ! Elle véhicule souffrances et turpitudes transmises et accumulées dès ta naissance. Combien vifs et acides sont encore ces souvenirs de périodes pleines de dépit, ces ères de ton existence empoisonnées par le regret du mal être ! Toi, l’humain en contrition, ne serais-tu que le fossile de dragons pleins de venin, continuité généalogique de turpitudes transmises et accumulées ?
La forêt qui m’entoure me donne une autre vision : je suis un arbre aux fruits pestilents, j’en cherche les racines et je n’arrive pas à les arracher ! Ces fruits sont-ils les conséquences de marques de tendresse non suffisamment révélée, ou sont-ils signes d’une vraie tendresse que j’ai moi-même gâtée ?
En tout cas, à force de ressasser ces déboires, je me les approprie. Accepter de les prendre en charge semble être le seul moyen d’en assumer le fardeau. Et quand j’en aurai bien cerné les contours, peut-être saurai-je mieux trouver le moyen de me débarrasser de ces encombrants paquets malodorants. J’aurais préféré prendre l’arbre par la racine pour mieux le secouer, mais peut-être faudra-t-il accepter, sans les décortiquer, de gauler une à une ces noix véreuses à l’écorce nauséabonde ?
Le comble, c’est que l’image positive de ma locomotive n’est devenue qu’un tas de ruines déchiquetées et fumantes, tas sur lequel je commence à découvrir qui je suis ! Saurai-je me reconstruire à partir de ce constat ? L’image de moi-même, autrefois voulue flatteuse, est devenue … bien fumeuse ! Ô l’arrogance que de chercher à tout prix le meilleur des mondes ! Ô l’utopie d’une nature parfaite dont les étangs limpides ne renverraient de nous que des images sans tache ! Ô le leurre désastreux de la recherche vaine de la perfection ici-bas !
Alice au pays des merveilles a soudain mesuré sa petitesse, ses larmes sont devenues la mare dans laquelle elle a pu contempler son insignifiance, et moi je suis en train de ramer sur la même mare ! Courage donc, évite l’écueil du perfectionnisme, ne te laisse point étouffer par le fantôme d’une pureté mythique, accepte-toi imparfait comme tu l’es, mais reprends pied ! Allons, franchissons avec fortitude ce Rhône aux flots si noirs et turbulents… Tournon !